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Aymen Gharbi écrit – Il y a pire que la contrainte qu’exerce un dictateur professionnel: les petites dictatures que l’on subit au quotidien au nom de la religion, de la morale ou autres.


Lorsque la Tunisie était sous le joug de la dictature, très peu nombreux furent ceux qui osaient critiquer la situation politique. On en était arrivé à un niveau de dégradation intellectuelle où l’on était convaincu que l’état des choses était moins douloureux qu’une révolte qui détruirait tout sur son passage. La situation actuelle prouve que c’est faux.
Ceci n’empêche pas qu’à l’époque, les opposants étaient marginalisés par la société. La parole qui s’opposait, qui disait non à l’ordre établi, était bannie. Il y avait, à l’origine de cette conception utilitaire et lâche, des dogmes qui prenaient vie dans les esprits en sclérosant toute tentative d’opposition.

L’impossible combat de l’opposant
Le lavage de cerveau musclé qui s’est étendu à toutes les couches de la population en était arrivé à la marginalisation des opposants, c’est-à-dire à une violence exercée à l’encontre de tout effort critique. Si quelqu’un était taxé d’«opposant», mot très péjoratif et lourd de sens, tous son entourage (famille et amis) considérait son comportement comme une folie de jeunesse, dangereuse parce que ses conséquences pouvaient conduire au désastre. Une pression quotidienne insoutenable était exercée sur ledit «opposant» de la part de la police non seulement d’Etat mais aussi de l’autre police: celle qui l’exclut en refusant ses idées pourtant salutaires, celle qui l’agresse implicitement parce qu’elle pense que le fait de rentrer dans l’ordre serait plus raisonnable, celle qui lui fait comprendre que cette vie d’opposant ne le conduira à rien : pas de mariage, pas de famille, pas de futur.
Il y avait comme une part d’immoralité chez les opposants. Par leur attitude hors la loi, ils mettaient en péril leur entourage et tout l’équilibre social.
Si je me promenais aujourd’hui dans les rues d’une ville tunisienne, je me dirais qu’il y a encore des dogmes que les Tunisiens devraient détruire tout comme ils l’ont fait avec ceux de la dictature politique. Exemple simple: imaginons qu’un couple s’embrasse en pleine rue ou dans le métro, ce sera sans aucun doute le scandale. Le couple sera voué aux moqueries les plus véhémentes simplement parce qu’il a osé reproduire en public une expression intime. On agressera la fille surtout, en la traitant de prostituée ou de femme légère.
Les motifs de cette agression sont complexes: d’abord une conviction profonde que le fait de s’embrasser en public est mal. Ensuite une frustration sexuelle qui conduit à vouloir se raccrocher d’une façon ou d’une autre à ces corps, de ne pas les lâcher parce qu’ils fascinent, d’insister ultérieurement auprès de la fille parce qu’elle dégage les signes d’une «proie facile».
La conviction du mal et la frustration agissent réciproquement en cercle vicieux. Les moqueries étant pour moi aussi violentes et liberticides que la répression policière de Ben Ali, je pense qu’il faut oser une comparaison en employant le fameux «il faut» pour mieux faire comprendre l’urgence de la chose.

Le Ben Ali qui sommeille au fond de chacun
L’étape nécessaire à suivre est que le peuple tunisien réalise l’impact catastrophique de sa propre violence comme il l’a fait avec la dictature. Il faudrait que chaque individu fasse un travail sur sa propre tyrannie comme il l’a fait avec celle de Ben Ali. Il faudrait que les gens puissent prendre conscience de la dangerosité policière que produisent certains dogmes religieux et culturels.
Ces dogmes qui permettent d’interdire parce qu’il en est ainsi, sans aucune réflexion sur leurs origines philosophiques et historiques ni sur leur portée. Il faut que le Tunisien se remette en question pour faire déchoir le président qui sommeille en lui: un Ben Ali démultiplié, sournois, hypocrite et affreusement hostile à tout changement de mœurs.
Avant de se délecter de la révolution, il faudra tuer l’affreux esprit puritain qui le tiraille. Des mécanismes répressifs identiques aux mécanismes politiques sont présents dans le dogme religieux: des idées préconçues qu’on applique au monde parce qu’il ne peut pas en être ainsi. Et s’il pouvait en être autrement, ce serait intolérable, insensé et déshonorant.
Toutes les transgressions ayant un rapport de près ou de loin avec le sexe seront aujourd’hui sujettes à des répressions minuscules mais multipliées et répétées. C'est-à-dire qu’on n’en arrivera pas à lapider une femme comme on fait en Arabie saoudite mais à lui faire comprendre directement ou subrepticement que ce qu’elle fait n’est pas acceptable.

Hymne à la dictature au nom de la religion
Sur un point de vue médiatique, pensons à la fameuse chanson de Psycho M dans laquelle nous pouvons trouver un hymne à la dictature au nom de la religion. Dans un élan rétrograde se faisant passer pour le sommet de la révolte intellectuelle par le genre rap, un chanteur viril punit des femmes qui se sont trop émancipées. C’est une néo-lapidation qui s’opère là par un soi disant art.
Ce clip, apothéose de la dégradation intellectuelle pré-révolution, associe le sionisme à la liberté de la femme pour convaincre les gens qu’il faut haïr la femme «arrogante» comme on hait les sionistes. Cette femme qui s’habille légèrement en public, qui dit des gros mots et qui réfléchit sur la religion, il faut selon ce clip mettre fin à sa liberté comme à celle d’Israël.
Le succès populaire de cette chanson sur internet a provoqué des agressions de toutes sortes notamment à l’encontre de Saoussen Maâlej qui a reçu des coups de téléphone menaçants. Cette méthode, parmi tant d’autres, n’a rien à envier aux méthodes policières car son principe consiste à inciter une collectivité à harceler quelqu’un jusqu’à ce qu’il se repent. A partir du repentir éventuel, d’autres apprendront à éviter les problèmes et à marcher dans le droit chemin.
Lorsque les Tunisiens prendront conscience de l’absurdité de certains reflexes qui continuent de pourrir la société autant que l’ont fait hier les Trabelsi, lorsqu’ils sauront qu’il y a une égalité totale entre la dictature politique et les dictatures minuscules portées en chacun au nom de la religion, la révolution sera radicale.
Que ceux qui trouvent ces paroles scandaleuses pensent qu’un discours critique envers Ben Ali avant le 14 janvier aurait provoqué la même réaction, qu’elle soit sincère ou non.