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Stéphane Ghozzi écrit - Petite mise au point sur la notion de «laïcité» après le retour en Tunisie du leader du mouvement islamiste tunisien Ennahdha Rached Ghannouchi.


Contrairement à ce qu’essaient de faire croire certains, la laïcité ce n’est pas être contre la religion, mais c’est faire de la religion une chose strictement privée, un choix totalement et uniquement personnel, sans intervention ni influence de l’État. Chacun interprète et vit sa religion comme il l’entend, sans être gêné, ni persécuté. Car la religion dépend de la sphère intime et individuelle: elle est totalement libre tant qu’elle respecte les autres citoyens et qu’elle respecte l’ordre public de la société. Mais très logiquement, celui qui fait tel ou tel choix de pratique religieuse ne doit absolument pas l’imposer aux autres. Chacun bénéficie donc de la liberté de culte mais celle-ci bénéfice aussi à tout le monde: ça fonctionne dans les deux sens.

La laïcité, c’est la liberté religieuse… pour tous
La notion de base de la laïcité, c’est la tolérance religieuse réciproque: je respecte tes choix si tu respectes les miens! Les islamistes vont donc eux aussi inévitablement bénéficier de cette laïcité et de notre toute nouvelle démocratie tunisienne. C’est normal, sinon ce ne serait plus une démocratie: on doit accepter les islamistes, un peu comme la France accepte le Front national: c’est un «mal nécessaire». Les intégristes musulmans vont pouvoir vivre leur religion comme ils l’entendent, sans vexations ni interdictions, comme ce fut le cas du temps de la dictature de Ben Ali. Mais il faut absolument que ces mêmes intégristes musulmans comprennent que cette liberté est valable pour tout le monde: on accepte les islamistes comme composante intégrale de notre société (car c’est une évidente réalité même si cela ne fait pas plaisir à tout le monde, loin s’en faut), mais les intégristes doivent eux aussi accepter ceux, majoritaires, qui ont décidé de pratiquer différemment leur religion musulmane, c'est-à-dire de manière plus ouverte et plus moderne.
L’islam n’est donc le monopole de personne, encore moins d’un parti politique quel qu’il soit. Dans une Tunisie laïque, tout le monde doit avoir sa place et surtout tout le monde doit tolérer tout le monde, tant que tout le monde accepte les règles du jeu démocratique. C’est un point extrêmement important pour la Tunisie de demain.

La Tunisie laïque n’est pas contre l’islam
Donc très clairement: une Tunisie laïque n’est pas du tout une Tunisie contre l’islam, comme veulent le faire croire certains intégristes d’Ennahdha. Mais bien au contraire, c’est une Tunisie qui tolère, accepte et protège toutes les pratiques religieuses, à partir du moment où ces choix personnels n’empiètent pas sur la liberté des autres, ne remettent pas en cause la souveraineté de l’État démocratique (garant des libertés collectives et individuelles) et à partir du moment où aucun groupe religieux ne cherche à imposer sa propre vision de la religion et ses propres pratiques religieuses au reste de la population... C’est pourtant clair, non?  
Pour résumer et simplifier: la laïcité, c’est chacun fait ce qui lui plait, sans emmerder les autres et sans que les autres ne viennent l’emmerder! Exemple concret: mets le voile si tu le veux vraiment, si c’est toi qui l’as vraiment choisi et que cela est important à vos yeux, c’est ton affaire, maintenant on est en démocratie, on ne peut donc pas te l’interdire! Mais n’essaie surtout pas d’imposer le port du voile à toutes celles qui n’en veulent pas parce que c’est leur choix, parce qu’elles estiment, à tort ou à raison, que ce bout de tissu, cachant le visage soi-disant impudique de la femme est un symbole dégradant de l’inégalité homme/femme...
C’est là, on l’a compris, mon avis personnel, que je revendique et que j’assume totalement, la «neutralité», dans ce genre de débat, a parfois des limites.

Ennahdha doit choisir entre la Turquie ou l’Iran
Et c’est en cela qu’il y a une énorme contradiction entre cette Tunisie laïque, basée sur la liberté de culte, et le projet d’une Tunisie islamiste envisagé (et espéré) par certains fondamentalistes d’Ennahdha: eux, souhaitent imposer à tout le monde leur propre vision de l’islam et leur propres pratiques d’un islam intégriste, rétrograde, obscurantiste, rigoriste, etc. Ce qu'ils veulent «fondamentalement» c’est un Etat-émirat islamiste (donc anti-laïque: sans séparation entre l’Etat et la religion et avec l’application stricte de la chariaâ, la loi coranique archaïque), c’est-à-dire un «islam politique» doublé d’une «politique islamiste». Et ce, même s’ils ne le reconnaissent qu’à demi-mot: toujours le fameux double langage mais ne vous y trompez pas! Oubliez le discours très policé et très rassurant qu’ils tiennent devant les journalistes occidentaux et allez plutôt écouter les prêches de certains imams dans les mosquées, les slogans des manifestants qui fêtaient le retour de Ghannouchi: vous verrez ce qu’ils ont en tête réellement et quels sont leur vrai projet, celui d’une république islamiste tunisienne!
Le point essentiel ici est que la Tunisie n’est pas islamiste et ne le sera jamais, quoi qu’en pensent les idéologues d’Ennahdha. Sociologiquement, la société civile tunisienne, en particulier la classe moyenne bien éduquée, se méfie de l’extrémisme. La révolte anti-Ben Ali était une réaction spontanée pour la liberté et la démocratie, contre la dictature et la corruption (et contre la pauvreté, ne l’oublions jamais: c’est le principal challenge de la démocratie tunisienne).
Les intégristes ont été exclus de ce vaste mouvement populaire qui les dépassait complètement. Et du point de vue électoral, ils ne représentent que 10 à 15% des voix (ou 20% au grand maximum). Ce qui est certes beaucoup mais n’en fait pas une majorité. Il n’y a donc aucun risque qu’ils prennent le pouvoir avec les élections. Qu’on se le dise et ne soyons pas paranos! La Tunisie est un pays musulman. Cela est clair et net et absolument personne ne dira le contraire. C’est une évidence religieuse, historique, culturelle, sociale, démographique que personne ne peut nier. Mais la Tunisie c’est aussi le pays d’un islam ouvert, tolérant, bienveillant, intelligent, moderne... aux antipodes de celui préconisé par Ghannouchi et ses adeptes.

Un pays musulman peut être libre et démocratique
Tout en revendiquant et en réaffirmant le caractère musulman de la Tunisie et tout en étant très fier de notre islam, il faut donc aussi rester très vigilant avec les intégristes: Ils seraient acceptés uniquement s’ils s’engagent à accepter les règles démocratiques. A eux de décider si leur référence c’est la Turquie (avec des islamistes tolérants et démocrates) ou l’Iran (avec des islamistes dictatoriaux et totalitaires). S’ils commencent à pratiquer les intimidations, à utiliser la violence et à vouloir prendre le pouvoir par la force, bref s’ils ne jouent pas le jeu, on saura les neutraliser, pour sauver notre démocratie et notre pays.  
Seule la laïcité permettra de préserver la démocratie en Tunisie: garder notre religion dans la sphère individuelle et rejeter l’islam politique, qui a toujours des velléités hégémoniques.
Après avoir été le premier pays arabe à avoir chassé son dictateur avec une authentique «révolution populaire», nous sommes en passe de devenir le premier pays arabe vraiment démocratique (et donc laïque car la démocratie implique automatiquement la tolérance religieuse).
Par ailleurs, nous sommes en train de prouver au monde entier que cette fumeuse théorie du «choc des civilisations» (entre un Occident chrétien démocratique et un monde arabe intégriste), est une monumentale bêtise. Nous sommes en train de prouver au monde qu’un pays musulman peut être libre et démocratique. Oui l’islam, tel qu’il est pratiqué dans notre Tunisie laïque, est parfaitement compatible avec la démocratie. La thèse selon laquelle les pays arabes n’ont le choix qu’entre une dictature policière ou une théocratie fondamentaliste est caduque: il existe donc une troisième voie... la démocratie, tout simplement!