Jihadiste au Mont Chambi Banniere

L'auteur, expert allemand du terrorisme, essaie de démêler dans cet article l'étendue du fléau terroriste en Tunisie, ses ramifications, liens et financements.

Par Hanspeter Mattes*

La composition des groupes islamistes radicaux en Tunisie est à la fois structurée et amorphe, ce qui implique nécessairement que les découvertes faites et les renseignements obtenus par les autorités douanières, les forces de la sécurité et l'armée tunisiennes sur ces réseaux terroristes et leur trafic d'armes ne reflètent pas l'image exacte de la situation, ou pas assez.

Parmi les plus connus d'entre ces groupes, pour ce qui concerne leurs structures, leurs objectifs et leurs démarches, il y a, en tout premier lieu, les différentes branches tunisiennes d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Ansar Al-Charia (Partisans de la charia).

Al-Qaïda au Maghreb islamique

Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) a été fondée en 2007 en tant qu'organisation qui a pris la succession du Groupe salafiste algérien pour la prédication et le combat (GSPC) et étendu son ambition d'établir un Etat islamique au-delà de l'Algérie et dans toute la région du Maghreb. Abdelmalek Droukdel est le chef d'AQMI et son émir actuel. Le plus gros des troupes des brigades d'AQMI opèrent essentiellement dans le nord du territoire algérien, mais certains de ses combattants sévissent aussi dans le sud algérien/le nord malien et sur la zone frontalière algéro-tunisienne, dans la région montagneuse de Jebel Chaambi, à l'est de Tébessa.

Pour ce qui est du véritable nombre des combattants d'AQMI, les estimations varient entre plusieurs centaines et plusieurs milliers. AQMI, qui puise ses ressources financières notamment dans les prises d'otages d'hommes d'affaires algériens qu'il organise et les rançons que ces opérations génèrent, a revendiqué plusieurs attaques contre les forces de sécurité: le premier de ces attentats d'AQMI en Tunisie a été mené à Jendouba, le 14 février 2014.

La Brigade Oqba Ibn Nafaa demeure l'unité de combat la plus connue d'AQMI: opérant généralement dans la région occidentale de la Tunisie, elle a revendiqué l'attaque du 18 mars 2015 contre le musée du Bardo. Le ministre de l'Intérieur Mohamed Gharsalli a déclaré, le 26 mars, que c'est bien cette Brigade, sous la direction de Lokman Abou Sakher, qui a mené cet attentat et non pas des groupes –les Martyrs Abou Zakaria Al-Tounsi et Abou Anas Al-Tounsi– affiliés à l'Etat islamique (EI, Daêch).

Le groupe Al-Jazara, qui devrait être considéré comme une branche dissidente d'AQMI, a été formé au début de 2011. Ainsi que son nom le suggère, il entretient des liens très serrés avec des jihadistes algériens. Les autorités sécuritaires tunisiennes ont indiqué qu'Al-Jazara a été responsable des attaques de Rouhia, en mai 2011, Bir Ali Ben Khelifa, en février 2012, et Fernena, en décembre 2012, et que ce groupe a été également impliqué dans la plupart des combats du Mont Chaambi.

Manifestation de salafistes à Tunis.

Manifestation de salafistes à Tunis.

Ansar Al-Charia

Le groupe d'Ansar Al-Charia a été fondé en avril 2011, dans le contexte du changement de pouvoir qui a eu lieu au lendemain du soulèvement du 11 janvier, par Seifallah Ben Hassine, plus connu sous son nom de guerre Abou Iyadh, avec pour objectif principal de faire appliquer la charia comme loi fondamentale du pays.

Plusieurs petits groupes, d'inspiration Ansar Al-Charia, ont été créés depuis 2012 et ont formé – à l'image de celui mené par Selim Kantri, alias Abou Ayoub, ou du groupe d'Abou Ishaq – leurs propres unités de combat. Outre ses missions de «daawa» (prédication) et ses opérations caritatives, Ansar Al-Charia – qui entretient des liens étroits avec à la fois Al-Qaïda et AQMI– s'est distingué par ses activités militantes, la plus remarquable ayant été l'attaque contre l'ambassade des Etats Unis à Tunis, en septembre 2012. Il y a aussi de très fortes présomptions de culpabilité qui pèsent sur Ansar Al-Charia dans les assassinats politiques des dirigeants de gauche Chokri Belaïd (février 2013) et Mohamed Brahmi (juillet 2013). Ahmed Rouissi, le jihadiste soupçonné d'avoir été le cerveau de ces deux crimes politiques, aurait trouvé la mort en mars de cette année dans la ville libyenne de Sirte, alors qu'il combattait dans les rangs de l'EI.

En août 2013, après maintes hésitations, le ministère de l'Intérieur a décidé de bannir Ansar Al-Charia «pour raison d'activité terroriste». En février 2014, le même ministère a déclaré que le but de ce groupe consistait à instaurer des califats dans les régions du sud, du centre et du nord de la Tunisie. Début juillet 2014, Ansar Al-Charia a publiquement annoncé son allégeance et sa solidarité avec Abou Baker al-Baghdadi, le chef de l'Etat islamique en Syrie et en Irak.

Les groupes jihadistes en Tunisie et les combattants en Syrie

Jusqu'ici, il n'y a pas de données empiriques précises et fiables sur les groupes jihadistes opérant dans la région du Mont Chaambi – ni sur ceux qui sévissent dans les zones urbaines côtières. A l'exception de la Brigade Oqba Ibn Nafaa, l'on ne possède que des informations parcellaires sur les zones exactes des opérations des ces groupes jihadistes, sur leurs forces de combat ou sur la nationalité des membres qui les composent. Hormis leur chimérique établissement d'un Etat islamique, l'on sait peu de choses sur leurs objectifs concrets. Certaines de ces cellules agissent de manière autonome, d'autres entretiennent des liens avec AQMI ou sont directement affiliées à Al-Qaïda. Depuis juillet 2014, bon nombre de ces cellules ont décidé de s'investir totalement dans le soutien de la cause daêchite.

Pour ce qui est de la force de combat de ces groupes, branches et cellules jihadistes, l'on pourrait estimer qu'ils mobilisent plusieurs centaines de membres. Il est établi que des jihadistes algériens et marocains sont présents dans le Mont Chaambi et que des jihadistes tunisiens ont acquis une certaine expérience de combat dans le nord du Mali. Depuis le début de l'année, il a été très souvent rapporté que des jihadistes tunisiens, entraînés dans des camps libyens, notamment à Derna et Benghazi, véritables places fortes de l'islamisme en Libye, retournent en Tunisie pour y mettre sur pied de nouvelles cellules terroristes ou rejoindre d'autres déjà existantes, et ainsi apporter le «professionnalisme» obtenu lors de leur séjour libyen.

Le nombre de combattants tunisiens qui se sont engagés dans la guerre civile en Syrie, aux côtés des islamistes luttant contre le régime de Bachar Al-Assad n'a cessé de croître depuis le printemps 2011. Selon les estimations du ministère tunisien de l'Intérieur, il y aurait 3800 jihadistes en Syrie. Leur immigration clandestine, organisée par des réseaux de passeurs, serait principalement financée par des Qataris.

Les autorités tunisiennes ont interdit à quelque 9000 Tunisiens de regagner la Syrie; l'on estime que, depuis le début de la guerre civile syrienne, plus de 600 combattants tunisiens ont trouvé la mort dans ce pays et qu'une quarantaine de jihadistes tunisiens croupissent dans les prisons syriennes. Le ministère de l'Intérieur indique que, jusqu'au début de la présente année, quelque 500 jihadistes tunisiens sont rentrés au pays où ils représentent une menace très sérieuse à la stabilité et la sécurité du pays. Certes les autorités rassurent que ces éléments sont sous surveillance, mais leur nombre est tel que leur filature peut s'avérer difficile, sinon impossible, et ils ont toujours la possibilité d'opter pour l'activité clandestine.

Pour une appréciation plus complète de la menace que représente l'islam jihadiste en Tunisie, il n'y a pas seulement que les formations jihadistes à prendre en considération. Les associations islamistes, les prédicateurs et autres imams salafistes, eux aussi, jouent un rôle crucial sur les terrains de la sensibilisation, l'embrigadement et le recrutement des extrémistes.

Ces imams salafistes se différencient les uns des autres par leurs obédiences aux enseignements théologiques de prêcheurs étrangers: les Jamiyoun (en référence au cheikh érythréen Mohamed Al-Jami), les Madkhaliyoun (en référence au professeur saoudien Rabi' Al-Madkhali) les Ilmiyoun (en référence aux théologiens saoudiens), aussi bien que le groupe réformateur des Islahiyoun.

Bien que toutes ces associations et alliances rejettent publiquement le recours à la violence et toute forme d'engagement politique, elles œuvrent, en prêchant directement et efficacement auprès des citoyens ordinaires, à préparer le terrain pour «la libération du pays» (dixit, Seifeddine Raïes, porte-parole d'Ansar al-Charia) et l'instauration de l'Etat islamique.

Aujourd'hui, il y a 17.000 associations en Tunisie. L'écrasante majorité de ces formations sont à caractère religieux. Jusqu'au jour de la chute du régime de Ben Ali, ces associations religieuses étaient tolérées et surtout utilisées, à l'époque, par les autorités afin de contrecarrer la critique islamiste faite à l'endroit de la nature laïque de l'Etat tunisien.

A la suite du renversement de régime, en 2011, nombre de ces associations ont changé de registres. Très souvent pliant au diktat de nouveaux dirigeants, pour la plupart des imams conservateurs ou extrémistes, elles essaient désormais, par le biais de leur implication dans certaines sphères de la société et dans le domaine de l'éducation, d'apporter leurs contributions à la réalisation du projet islamiste.

Depuis juin 2014, les autorités tunisiennes ont identifié quelque 150 associations islamistes soupçonnées d'être impliquées dans des opérations de financement du terrorisme – en procédant, par exemple, à la collecte de fonds pour le jihad et les jihadistes. Le gouvernement provisoire du Premier ministre Mehdi Jomaa a choisi d'éviter de sévir contre ces associations religieuses de crainte de froisser les susceptibilités du parti d'Ennahdha. Le nouveau gouvernement de Habib Essid, semble décidé à prendre le taureau terroriste par les cornes. Désormais, au lendemain de l'attentat contre le musée du Bardo, il aurait plus d'une raison de le faire. Et cette fermeté s'appliquera également aux 187 mosquées qui, selon le ministère de l'Intérieur, à la date du 24 mars 2015, «échappent encore au contrôle de l'Etat.»

Texte traduit de l'anglais par Marwan Chahla

Source: ''Qantara''

*Dr. Hanspeter Mattes est chercheur principal auprès de l'institut allemand des Etudes Moyen-orientales (GIGA Institute of Middle East Studies, en anglais), basé à Hambourg. Depuis février 2007, il occupe la fonction de directeur adjoint de l'Institut où il s'est notamment spécialisé dans les dossiers libyen, soudanais et algérien.

**Le titre original de l'article «Tunisian-style jihad» (le jihad à la manière tunisienne).

***Les intertitres sont de l'auteur.

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