Supermarché

La classe moyenne a été fer de lance de la croissance économique en Tunisie au cours des quatre dernières décennies. Cette dynamique s'est malheureusement bloquée. Que faire?

Par Mohamed Ayadi*

L'émergence d'une classe moyenne stable est un indicateur de développement et sa croissance est associée à une réduction plus rapide des taux de pauvreté. La taille et le pouvoir d'achat des classes moyennes des différents pays en développement augmentent lorsque ces pays enregistrent d'importants taux de croissance. Mais, d'un autre côté, l'élargissement de la classe moyenne est considéré comme le moteur du développement et de la croissance économique enregistrés.**

La classe moyenne a été le fer de lance de la croissance économique enregistrée en Tunisie pendant les quatre dernières décennies. Elle a boosté la consommation, ce qui a facilité le développement d'une industrie locale. Elle a acquis un niveau d'éducation et de savoir faire appréciable, ce qui a permis une adaptation assez facile de certaines nouvelles technologies par l'industrie locale. Cette croissance économique a été accompagnée par une réduction de la pauvreté et une amélioration des conditions de vie(1).

De nos jours la dynamique créée par la classe moyenne se bloque. Il y a le chômage des jeunes diplômés issus de cette classe et la baisse de leur pouvoir d'achat, suite à l'émergence de nouvelles dépenses (santé, éducation), malgré l'augmentation de leur niveau de dépense totale entre 1985 et 2010. Ce nouveau malaise est même considéré par les politologues comme une des causes de la précipitation de la chute de l'ancien régime en Tunisie !

On craint de plus en plus un retour de manivelle et par suite une éventuelle perte des acquis de cette classe qui engendrerait des glissements vers la pauvreté.

Toutefois, pour pouvoir venir en aide à cette classe, il est nécessaire de bien l'identifier. Un ciblage adéquat nécessite en plus la prise en compte des différents aspects caractérisant la dynamique de la classe moyenne.

Plusieurs définitions sont avancées. Elles réfèrent cependant à des conceptions différentes des besoins, des aspirations et des rôles de la classe moyenne. Nous étendons par conséquent notre analyse pour traiter des sources de revenu, ainsi que des acquisitions de biens durables des familles de la classe moyenne. Pour finir nous mettons en évidence certaines entraves à la dynamique de la classe moyenne, puis nous proposons des politiques de relance de cette dynamique.

Absence de consensus sur la définition de la classe moyenne

Afin de faciliter l'identification des ménages de la classe moyenne la plupart des organismes internationaux se basent sur les niveaux de revenu monétaire des ménages. Cependant comme ces définitions réfèrent à des soubassements différents des besoins des classes moyennes, on arrive à des intervalles de revenus très différents. Ainsi on passe d'un revenu par personne et par jour compris entre US$2 et US$13 pour la Banque Mondiale (BM), entre US$2 et US$20 pour la Banque africaine de développement (BAD) et entre US$10 et US$50 pour les pays occidentaux.

D'autres études considèrent une définition basée sur le revenu relatif de la classe moyenne. Ainsi le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud) classe parmi la classe moyenne tout ménage dont le revenu par tête est compris entre 50% et 150% du revenu médian au niveau national.

L'utilisation d'une définition se basant sur le niveau de revenu nominal ou relatif n'est pas évidente pour une étude concernant des Pays en voie de développement (PVD). Dans ces études, on est contraint de se baser sur les déclarations faites par le ménage sur son revenu, alors qu'il est difficile de vérifier la véracité de ces déclarations. Les ménages ont tendance à sous estimer leur revenu pour diverses raisons.

Les nouvelles procédures d'identification des classes moyennes ne se limitent plus aux niveaux de revenus des ménages, surtout si l'objectif est de proposer des politiques économiques et sociales au profit de cette classe. Un critère important pour comprendre la nature de la classe moyenne est de voir comment le chef de ménage génère son revenu. «Nothing seems more middle class than the fact of having a steady well paying job», estiment Banerjiee et Duflo dans leur étude sur la classe moyenne.

Cette nouvelle définition, basée sur l'opportunité d'accès à un emploi, a même conditionné la forme des politiques économiques envers la classe moyenne. Un rapport récent du Fonds monétaire international (FMI), concernant les pays arabes, avance le slogan: «subsidies for the poor and decent jobs for the middle class» («des subventions pour les pauvres et des emplois décents pour la classe moyenne»). Il attire l'attention sur le fait que les ménages de la classe moyenne dans les pays arabes n'ont pas besoin de subventions ni d'aides sociales, par contre «they want good quality jobs and business opportunities that empower them to flourish on their own» («ils ont besoin d'emplois de qualité et des opportunités d'affaires qui leur permettent de voler de leurs propres ailes»).

Dans une étude récente l'ESCWA (Nations Unies) précise également que le problème d'identification de la classe moyenne est complexe puisqu'on doit considérer les quantités et les qualités des produits consommés. En outre, il faut considérer un ensemble d'attributs sociaux en plus des niveaux de bien être économique de tout ménage. Les sociologues considèrent que les membres des ménages des classes moyennes arrivent à satisfaire leurs besoins nutritionnels de base. Par opposition aux pauvres, ils ne se limitent pas aux quantités, ils aspirent à une meilleure qualité permettant de satisfaire des besoins psychologiques.

Evolution et caractéristiques de la classe moyenne en Tunisie

* Evolution de la classe moyenne entre 1985 et 2010

Nous adoptons une définition qui s'apparente à celle de la BAD, mais distinguant seulement quatre classes: les pauvres (ayant moins de US$2 par personne et par jour), la classe moyenne inférieure (entre US$2 et US$4), la classe moyenne stable (entre US$4 et US$10), et la classe supérieure des riches(2). Le graphe 1 montre la répartition de la population entre ces quatre classes et révèle une baisse importante de la pauvreté et de la classe moyenne inférieure entre 1985 et 2010. Plusieurs ménages pauvres et ceux de la classe moyenne inférieure ont regagné la classe moyenne stable. En outre, plusieurs ménages de la classe moyenne ont accédée à la classe supérieure (Riche). La part de la classe moyenne stable passe de près du tiers de la population en 1985 à plus que 50% en 2010.

Graphe 1

Source : EBCM, INS (1985, 1990, 2005 et 2010).

* Niveaux d'Education

Le graphe 2 montre qu'en 2010, la fréquence (plus du tiers) des chefs de ménage qui ont une éducation secondaire est la plus élevée parmi la classe moyenne stable. Alors que plus que 50% des ménages de cette classe ont une éducation primaire ou bien secondaire. Par contre la fréquence des chefs de ménage illettrés (moins que 20%) est de 70% plus faible que dans la classe des pauvres.

Graphe 2

Source : EBCM, INS (2010).

* Type de travail

Les données statistiques pour 2010 montrent que les chefs de ménages pauvres et ceux de la classe moyenne inférieure exercent 89% des travaux non réguliers. Ainsi, comme le montre le Graphe 3, 41% des pauvres et 22% de la classe moyenne inférieure exercent des travaux non réguliers. Cependant seulement 8% des chefs de ménage de la classe moyenne et 2% des riches exercent de tels travaux.

Graphe 3

Source : EBCM, INS (2010).

Comme le montre le Graphe 4 les chefs de ménages des pauvres occupent principalement des emplois de chantier ou en tant que fermiers, par conséquent principalement des emplois irréguliers. Par contre les chefs de ménage de la classe moyenne et des riches exercent les activités les plus sécurisées et plus régulières, au sein de la fonction publique ou des établissements publics et privés.

Graphe 4

Source : EBCM, INS (2010).

Ces données montrent que l'accès à un meilleur niveau de vie s'explique par une meilleure rémunération des chefs de ménages de la classe moyenne stable. En effet, deux aspects différencient la classe moyenne des pauvres en Tunisie en termes d'emploi.

Les ménages qui ont pu accéder à la classe moyenne sont généralement ceux qui sont arrivés à changer de statut socioprofessionnel en passant de «petit agriculteur» ou «ouvrier agricole», ayant des revenus très irréguliers, à celui de «salarié non agricole» ayant un revenu plus régulier. Par conséquent parmi les groupes des salariés il faut tenir compte des grandes différences entre les travailleurs occasionnels et les travailleurs réguliers. Ces derniers s'investiront mieux dans leurs emplois respectifs, de plus ils ont la possibilité d'établir des plans de carrières puis de mieux se projeter dans l'avenir.

Les ménages de la classe moyenne ont des sources de revenus plus stables que les pauvres. Etant plus compétitifs, les chefs de ménages des classes moyennes avancent plus facilement dans leurs carrières professionnelles et arrivent à se spécialiser et à devenir de plus en plus productifs. Cette spécialisation permet aux membres de la classe moyenne d'acquérir plus de qualifications au sein de leurs secteurs d'activité ce qui les rend plus productifs et susceptibles d'améliorer leurs revenus.

Toutefois, il faut préciser que le travail «irrégulier» ne réfère pas forcément au travail informel. Le secteur informel n'est pas formé exclusivement de travailleurs relevant de ménages pauvres ou «désavantagés». Une partie des chefs de ménage de la classe moyenne peuvent travailler dans le secteur informel tout en ayant un travail régulier. Ce point est spécifique de plusieurs pays en développement.

Besoins et aspirations de la classe moyenne en Tunisie

Les ménages de la classe moyenne (stable) ont des aspirations et un niveau de vie différents de ceux des pauvres et de la classe moyenne inférieure. Ils ne se soucient pas de la sécurité alimentaire (satisfaction des besoins physiques de base) et ne souffrirent pas d'insécurité quand à la stabilité de leurs revenus, ni de problèmes d'accès à la santé. Ils arrivent à acquérir plusieurs biens durables assurant leurs besoins d'«estime sociale» et d'«appartenance sociale».

En se basant sur les données des enquêtes des ménages de l'INS, nous montrons que la majorité des familles de la classe moyenne résident dans des «maisons en matériaux non périssables», avec des «accès à l'électricité» et «à l'eau potable», avec une «toilette dans le foyer», un «accès au réseau d'assainissement» lorsque celui-ci est à proximité. En outre elles ont un «téléphone fixe ou au moins un téléphone portable». L'effectif des ménages qui répondent à ces conditions n'a cessé d'augmenter entre 1985 et 2010. Ainsi le cadre de vie des ménages de la classe moyenne renvoie à un standard de vie distinct des ménages pauvres.

En Tunisie la majorité des ménages issus de la classe moyenne arrivent à investir dans l'éducation de leurs enfants dans l'intension de leur assurer l'accès à des études universitaires. Ainsi leur statut leur permet d'assurer de meilleures conditions sociales à leurs enfants, leur garantissant un meilleur acquis cognitif, les rendant plus compétitifs sur le marché du travail.

Les ménages de cette classe moyenne aspirent que leurs enfants puissent accéder à des emplois plus créatifs qui devraient être en relation avec les formations qu'ils ont pu acquérir!

Ralentissement de la dynamique de la classe moyenne en Tunisie

La consolidation de la position économique de la classe moyenne tunisienne n'a pas été la principale priorité pendant les deux dernières décennies. Cette situation s'est aggravée suite au cumul de trois phénomènes: (1) le niveau élevé de l'emploi dans le secteur informel, donnant lieu à une plus grande précarité des emplois offerts; (2) l'arrivée sur le marché de l'emploi d'un grand nombre de jeunes diplômés, dépassant les capacités d'absorption du marché de l'emploi; et (3) la faiblesse des ressources fiscales, réduisant les capacités de l'Etat qui jusqu'à une certaine date intégrait une partie des diplômés dans les administrations et les entreprises publiques.

Depuis l'indépendance une bonne partie du budget de l'Etat était allouée à l'éducation et à la santé publique. Pendant les trois dernières décennies, les administrations et les entreprises publiques ont été contraintes de procéder à des restrictions budgétaires. Ces restrictions ont engendré une baisse de la qualité et de l'accessibilité aux services publics. Par conséquent, la classe moyenne s'est orientée vers le secteur privé pour répondre à leurs besoins en santé, et également pour donner un meilleur acquis cognitif à leurs enfants.

L'inefficacité de ciblage des finances publiques et la détérioration des services offerts par les secteurs de la santé et d'éducation publiques, ont engendré une détérioration du niveau de vie «réel» de la classe moyenne, malgré que son niveau de dépense totale ait augmenté. Une plus grande proportion des revenus de cette classe est consacrée aux soins offerts par le privé et à l'éducation de leurs enfants (cours de soutiens scolaires).

Le gel du recrutement du secteur public et l'utilisation en abondance de travailleurs contractuels ont détruit les anticipations des jeunes de la classe moyenne qui s'attendaient à accéder à des emplois sécurisés et des salaires décents. Le taux de création d'emplois en Tunisie (3,3%) est même supérieur à celui des pays du sud est asiatique (1%), cependant la majorité des emplois créés sont dans le secteur informel et sont mal payés.

Les jeunes diplômés ont un taux de chômage plus élevé que les non diplômés du supérieur. La Tunisie a le plus faible taux de retour sur investissements dans l'éducation. Ceci entraine une démotivation des ménages de la classe moyenne à investir dans l'éducation des nouvelles générations.

Politiques de consolidation de la classe moyenne

La classe moyenne aspire à un système socioéconomique basé sur le mérite et le respect des règles de droit. Ainsi l'accès aux affaires ou à un emploi stable devrait se baser sur les compétences et les qualifications des candidats plutôt que sur l'allégeance. Le développement et le regain d'intérêt de la classe moyenne ne nécessitent pas de simples aides, comme les subventions des produits de première nécessité ou les aides sociales. La classe moyenne requiert des emplois de qualité et des opportunités d'affaires qui permettent l'épanouissement grâce à la compétence.

La consolidation des acquis de la classe moyenne par des politiques de protection sociale judicieuse permettra d'éviter tout glissement dans la vulnérabilité, voire la pauvreté. Ainsi un investissement dans la croissance et l'équité sociale est fondateur d'une stabilité durable dans le pays.

* Mohamed Ayadi est universitaire. Ses principaux centres d'intérêts sont l'analyse et l'allègement de la pauvreté, de la vulnérabilité et de la privation.

** Cette «note de politique économique» fait partie d'une série réalisée dans le cadre de NABES Lab destinée à enrichir le débat économique en Tunisie. Ces notes sont basées sur les meilleures recherches économiques disponibles et les auteurs sont des chercheurs universitaires. Les points de vue présentés sont ceux des auteurs et ne représentent aucunement ceux de NABES.
NABES est la North Africa Bureau of Economic Studies Intl, une institution d'études et de recherches économiques dirigée par Mustapha K. Nabli.

Notes :

1) Le taux de mortalité infantile est passé de 3,73% en 1990 à 1,61 % en 2012. L'espérance de vie est passée de 70,3 ans en 1990 à 74,7 ans en 2010 (INS, 2014).

2) La BAD définit en plus une classe moyenne supérieure (entre US$10 et US$20). En Tunisie cette classe a les mêmes caractéristiques que la classe des riches.

{flike}