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La révolution a révélé le vrai visage du pays et en a dévoilé tous les travers, mais il n'y a pas lieu de craindre le retour de la dictature.

Par Rabâa Ben Achour*

Scepticisme, suspicion, déception et dégoût, ces quatre mots résument l'essentiel des statuts, des commentaires et des réflexions échangés par les internautes tunisiens, depuis près de quatre ans. «Qu'est donc devenue la révolution?» ne cesse-t-on de s'interroger. «Qu'a-t-elle apporté en définitive, sinon la cherté de la vie, l'augmentation du chômage, l'imbroglio politique, l'anarchie, le fanatisme religieux et la violence?» «On peut le concéder: elle a libéré la parole. Mais alors, quelle logorrhée!»

Une révolution n'est pas gaie

La révolution a apporté, en effet, toutes ces maladies, je dirai plutôt ou plus exactement qu'elle a révélé le vrai visage du pays et qu'elle en a dévoilé surtout les travers: les injustices sociales et les écarts des niveaux de vie, la corruption et le banditisme, la misère matérielle, morale, sexuelle des jeunes et le désarroi de leurs familles, le conservatisme de la population, l'illettrisme, la mascarade de l'enseignement et de la santé publique, la détérioration des villes et des campagnes, le vide culturel et intellectuel. Elle a dévoilé aussi la persistance des blessures nationales que l'indépendance du pays n'a pas réussi à panser et que la situation de la région a entretenu et parfois même exacerbé (Palestine, Irak, Syrie, Libye).

Il faut que nous nous le disions: une révolution n'est pas gaie et il est naïf d'en attendre l'avènement du bonheur. La révolution tunisienne a dévoilé avec la force du sang des vérités que l'on s'était appliqué, durant des décennies, à cacher. Si elle a permis l'épanouissement de ce que la société porte en elle de meilleur, telles que la combativité de ses femmes, la créativité de ses artistes, la qualité de ses institutions ainsi que de son administration et de ses cadres et, si elle s'est accompagnée d'abord d'un sentiment d'allégresse et qu'elle a engendré, dans un premier temps l'euphorie, la cohésion nationale et les prémices de la citoyenneté, elle a généré une formidable angoisse et a dégénéré, en un court laps de temps, les calamités qu'elle a révélées, trop nombreuses et profondément ancrés dans le tissu social, l'ayant submergée et subverti son discours fondateur.

Une société conservatrice

Mais pouvait-il en être autrement? Véritable boîte de Pandore, la révolution qui a bravé et détruit le régime de Ben Ali, qui a libéré la parole et cautionné la violence révolutionnaire, a laissé, paradoxalement, se répandre et se développer tous les maux qu'elle était venue combattre, la misère, le chômage et la corruption. Le pire et le plus douloureux est que la révolution a brisé la perception que nous avions de nous-mêmes. Nous n'ignorions pas que notre société est traditionnelle, mais nous la croyions ouverte et tolérante, nous avons découvert qu'elle est structurellement conservatrice, repliée sur elle-même, encore à la recherche d'elle-même et de son identité.

Fallait-il donc s'étonner qu'au lendemain de la révolution, dans notre pays que mine l'irrespect des lois et des codes, se soient manifestés avec force l'extrémisme religieux et les contrebandiers qui le soutiennent? Fallait-il s'étonner que les suppôts de l'ancien régime aient cru en un retour du même? Fallait-il s'étonner des dérives de la Troïka (l'ex-coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, Ndlr), de l'émergence des discours identitaires, racistes et misogynes?

Ce qui devrait étonner nos jeunes internautes, c'est que le pays ne se soit pas enlisé dans la fange, dans la guerre civile et dans le chaos où certains veulent le conduire et vers lequel mènent généralement les révolutions surtout quand elles sont soutenues par le même discours idéologique.

Si la Tunisie survit une et entière, malgré le terrorisme qui la menace et le conservatisme dominant, c'est parce qu'elle porte en elle cette bipolarité dont on l'accuse comme d'une tare porteuse de crises politiques et de luttes d'intérêts.

L'ancien régime ne peut revenir

Que serait donc la Tunisie sans ceux qui, puisant dans leur passé, ont opposé leur résistance à la mise en place d'un émirat, d'un califat, d'un État islamique? Que serait la Tunisie sans ceux qui, refusant le déni de leur double culture, ont défendu les valeurs de la démocratie? Sans leur résistance, la Tunisie serait-elle dotée d'une constitution? Rached Ghannouchi serait-il le démocrate qu'il prétend être devenu?

On parle du retour de l'ancien régime que soutiendrait cette frange contestataire de l'islamisme, appelés improprement les laïcs?

L'ancien régime ne peut revenir car si ceux qui sont à la quête du pouvoir aident à sa renaissance, les voix des laissés-pour-compte et de ceux-là mêmes qui croient en la modernité et en la démocratie se font entendre encore dans le pays.

Craindre que Béji Caïd Essebsi, Mohamed Ennaceur et Habib Essid ne redonnent vie au régime de Ben Ali et en adoptent les pratiques et les méthodes, c'est ne pas croire que la révolution nous a décillés, nous a révélé qui nous sommes et ce que nous sommes, en nous montrant tout à la fois nos calamités et notre force de contestation et de résistance.

Non, il n'y a pas lieu de pleurer la révolution, elle poursuit clopin-clopant son chemin.

* Universitaire.

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