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Ce texte prémonitoire, publié en septembre 2013, est plus que jamais d'actualité. Il déplore les engagements non tenus de Moncef Marzouki en matière de défenses des droits de l'homme.

Par Kadija Cherif*

Nous savons que les périodes de transition suivant la chute d'une dictature connaissent toujours des turbulences. Il est vrai que tout gouvernement, quelle que soit sa composition, aurait eu à affronter une situation difficile après les élections du 23 octobre 2011.

Il revenait toutefois au gouvernement actuel, d'assurer dans un climat politique apaisé, la seconde phase de la transition, de stabiliser la situation économique, de sauvegarder les prérogatives de l'Etat afin qu'il puisse assurer ses missions et de veiller à la sécurité des citoyens.

L'assemblée nationale constituante (ANC) se devait de donner au pays une constitution dans un délai d'un an. Le président de la République pouvait, quant à lui, en dépit de ses pouvoirs limités, réduire les tensions, mettre en garde contre toute dérive du gouvernement et contribuer, en conséquence, à l'instauration de la démocratie et de l'Etat de droit.

Montée de l'extrémisle, violence et insécurité

Rien de tel n'a été réalisé: ni le gouvernement, ni l'ANC, ni le chef de l'Etat n'ont accompli les tâches dont ils avaient la charge. La situation économique est déplorable; les problèmes sociaux n'ont pas été résolus et se sont même accrus; la sécurité de la population n'est plus assurée; la violence se répand partout, aboutissant pour la première fois dans notre pays, fait gravissime, à des assassinats politiques

La «troïka» (ex-coalition gouvernementale, NDLR) n'est pas parvenue à mener le pays à bon port, c'est-à-dire à des élections dans les délais prévus et dans un climat serein. Sans souci de l'intérêt national, le parti dominant, Ennahdha, accapare des positions hégémoniques dans tous les rouages de l'Etat. Les deux partis qui l'ont accompagné dans cette aventure, le CpR au premier chef mais aussi Ettakatol, l'ont aidé sans manifester de réticence à assurer son emprise sur l'administration et les institutions de l'Etat. Pire, le parti dominant n'a cessé – jusqu'à une date récente – de protéger les éléments les plus radicaux de la mouvance islamiste, de consolider son alliance avec les mouvances salafistes en leur livrant mosquées et espaces de propagande, et en ne sanctionnant aucune de leurs exactions. Cependant toute parole libre est réprimée quand elle émane des milieux démocratiques et modernistes.

Si l'on accepte l'adage selon lequel la politique est l'art de gouverner, l'échec de la seconde transition est lamentable. Les faits sont là, hélas, pour le prouver. Si la mauvaise gestion des affaires de l'Etat par la Troïka était prévisible, le comportement politique et moral du président de la République virulent défenseur des droits de l'homme dans le passé demeure énigmatique. Il porte une écrasante responsabilité, d'un point de vue éthique, dans la grave détérioration de l'état des libertés et des droits humains.

Rappelons d'abord que la santé d'une démocratie se juge à ces critères qui constituent, au demeurant, ses fondements. Il est à déplorer que l'interminable et grave crise politique que nous vivons depuis des mois a fait passer au second plan la question des droits humains.

Quelles que soient les divergences politiques que l'on a avec l'actuel président et les critiques que l'on peut porter sur sa stratégie d'alliance avec l'islamisme politique, on aurait pu croire, et j'y ai cru, que son passé de militant des droits humains l'amènerait à prendre sur ce plan des libertés, des positions courageuses.

Désenchantés? Oui nous le sommes aujourd'hui. La réception en grande pompe des dirigeants salafistes qui appellent à la violence du haut de leur chaire, les débats amicaux engagés au palais de Carthage, avec les responsables des Ligues de protection de la révolution (LPR) dont la violence s'exerce quotidiennement, les discours menaçants proférés depuis le Qatar ou ailleurs à l'adresse des contestataires sont autant d'actions qui ont dévoilé le revirement de l'ancien défenseur des droits humains.

Toutefois, nombreux d'entre nous, militants des droits humains, mettaient ces dérapages sur le compte des calculs politiques et ne perdaient pas espoir de voir M. Marzouki user de ses prérogatives, pour remédier aux dérives de la justice qui, depuis deux ans, se multiplient, frappant un grand nombre de ceux qui pensent et parlent librement.

C'est ainsi qu'artistes, chanteurs, défenseurs des libertés, journalistes ou simples citoyens, assez naïfs pour croire encore que la révolution a fait don aux Tunisiens de ces biens précieux que sont la liberté d'expression et de conscience, se voient traîner devant les tribunaux. Cette situation n'est pas sans nous replonger dans le souvenir d'un temps qu'on croyait révolu

Les libertés durement frappées

Le président de la République s'est engagé à étudier certains dossiers relatifs à la liberté d'opinion que nous, délégation de défenseurs des droits, lui avons soumis. Il s'agissait en premier lieu d'examiner celui de Jabeur Mejri, qui croupit en prison purgeant une peine de sept ans et demi pour avoir publié, sur son propre blog une caricature du Prophète. L'inculpation du jeune homme, disons-le avec force, n'a pas porté sur ce fait; il a été jugé pour atteinte à l'ordre public, alors que son dessin n'a été diffusé qu'auprès d'une vingtaine de personnes. Son avocate son comité de soutien, sa famille et des défenseurs des droits de l'homme ont demandé au président de la République d'accorder sa grâce au caricaturiste. Ferme, apparemment acquis à la cause du jeune homme, M. Marzouki nous promet sans faux-fuyant de répondre positivement à la requête. Mais, coup de théâtre, il se rétracte et revient sur son engagement.

Les libertés sont durement frappées, engendrant sinon la prison du moins l'exil.

En effet, alors que les rappeurs Weld El 15 et Klay BBJ ont écopé d'un an et neuf mois de prison ferme, le camarade de Jabeur Mejri, Gazi El Béji a du s'expatrier. Il vit en France où il est, depuis la révolution, le premier réfugié politique tunisien. La jeune Amina, qui est en France, est toujours sous le coup d'une inculpation pour un tag sur un mur. Aujourd'hui encore, des journalistes comparaissent devant des juges ou sont licenciés de leur travail de façon abusive... Pendant ce temps, les auteurs des pires exactions et des assassinats politiques courent toujours.

Les menaces qui frappent les libertés de conscience et d'expression n'épargnent pas les droits des femmes qui, à l'instar des libertés fondamentales, font partie intégrante des droits humains. M. Marzouki n'a pourtant jamais eu un mot pour défendre les acquis des Tunisiennes, pas même devant les coups portés au Code du statut personnel (CSP) par des ministres de son propre parti. Aujourd'hui le mariage coutumier, pratique interdite par la loi, se propage, les jardins d'enfants illégaux où les petites filles sont embrigadées se multiplient, les violences nombreuses que subissent les petites filles et les femmes demeurent impunies. M. Marzouki semble ignorer le limogeage de la directrice du Credif, et pire encore la remise en cause de la Cedaw et le maintien des réserves, que le gouvernement de transition d'avant le 23 octobre avait pourtant levées, ne sont toujours pas notifiées auprès des Nations unies...

Plus qu'une erreur, son silence assourdissant sur des questions qui engagent l'avenir de la Tunisie est une faute politique et morale. Il voulait entrer dans l'Histoire en conciliant la politique et la défense des droits humains, il contribue à asseoir une machine infernale qui s'acharne à emporter ce que la Tunisie avait construit de meilleur.

* Sociologue et militante des droits humains.

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