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Les ennemis d'hier vont-ils se mettre d'accord pour constituer une nouvelle Troïka, avec l'appui d'hommes d'affaires soucieux de leurs seuls intérêts corporatistes?

Par Hédi Chenchabi*

Tout indique à la lecture des résultats des législatives qu'il sera difficile de dégager une majorité à l'assemblée. Nidaa Tounes, avec 120.000 voix, 88 sièges sur 217, a déroulé durant toute la campagne son rouleau compresseur du vote utile, appuyé par un paysage médiatique favorable et partisan pour ne pas dire instrumentalisé ainsi qu'une argumentation politique centralisée (l'image de Béji Caïd Essebsi, BCE, s'impose et les candidats disposent de cet atout pour gagner) populiste, simpliste et démagogique.

Résultat des courses : les voix pour les démocrates et les progressistes ont été largement siphonnées par l'appel au vote utile, des députés sortants du «bloc démocratique», ceux qui ont boycotté l'Assemblée nationale constituante (ANC), donné ses lettres de noblesses à Nidaa (principalement grâce à son courant progressiste) et mobilisé des milliers de personnes au Bardo, ont été sacrifiés par un scrutin marqué par un taux de participation plus faible qu'en 2011. Trois millions de citoyens se sont déplacés pour voter sur un corps électoral estimé à 7,5 millions. Ils étaient 4,5 millions à participer lors du scrutin de 2011.

Un paysage parlementaire résolument à droite

Nidaa tounes a triomphé d'Ennahdha, mais aussi d'une partie du courant démocratique historique. Sa stratégie a été payante à court terme, mais elle s'inscrit dans une démarche ancienne des destouriens conservateurs, incarnés par BCE et des caciques du RCD qui ont mis la main sur le parti : éliminer du paysage politique le courant démocratique et progressiste porteur du projet républicain et moderniste. C'est le cas avec cette campagne marquée tout de même par:

- l'abstention et le boycott par une grande partie de la jeunesse et des couches populaires;

- la baisse du taux de participation contre laquelle était censée ne mobiliser le nouveau parti vainqueur lors de sa création ;

- le maintien d'Ennahdha avec un potentiel de votants incompressible. Il a remporté 32% de voix et 69 sièges, moins qu'en 2011. Mais, il se maintient comme deuxième force politique du pays. La stratégie de la peur et le conservatisme de cet électorat se sont traduits soit par l'abstention, soit par une écoute de l'appel de la peur, du discours sécuritaire et l'impact de la médiatisation du vote utile;

- le nombre de voix obtenues par chaque parti est en baisse significative; le parti le plus important est celui de l'abstention, du refus de participer, c'est celui du désespoir;

- Nidaa Tounes n'a pas agi en direction de ceux qui n'ont pas voté en 2011, mais en direction de l'électorat de tous les partis confondus, pour affaiblir tout le monde et renforcer son seul camp, celui des conservateurs, du retour à l'ordre et du culte de la personnalité;

- le camp démocratique et progressiste n'a pas marqué sa différence avec deux populismes qui finiront par s'attendre. Il n'a pas su ou pu réaffirmer son attachement au pluralisme, en défendant clairement son refus de la bipolarisation et de l'hégémonisme de Nidaa Tounes et surtout en mettant en avant son action déterminante dans l'échec de la Troïka. Le comportement de Nidaa Tounes avec l'Union pour la Tunisie (UPT) est à cet égard exemplaire : pas d'alliance électorale, un discours franc sur le vote utile et le maintien d'une ambiguïté quand au jeu des alliances. Du coup, l'UPT n'étant plus audible et vue par les Tunisiens comme le petit «rejeton» de Nidaa Tounes. Les électeurs potentiels ne voyaient plus la différence entre les deux composantes. Le matraquage médiatique et l'action hostile des partisans du nouveau «zaïm» ont fait de reste.

Il faut donc admettre aujourd'hui que le camp démocratique et progressiste, celui qui aurait pu donner à l'Assemblée du peuple son caractère pluraliste et divers, est largement affaibli par les coups de boutoir d'un BCE qui a servi les objectifs des conservateurs et réactionnaires de droite de retour: utiliser la «naïveté» de ce courant qui a lutté contre l'autoritarisme de Bourguiba et la dictature de Ben Ali, en mobilisant une armada d'intellectuels et de politiciens opportunistes, véreux et «girouettes» sachant au nom de leur appartenance ancienne ou fictive à la gauche et sachant manier l'invective, la démagogie et servir leurs maitres de l'ex-RCD qui tiennent l'appareil et qui raflent une grande partie des postes à l'assemblée du peuple. Pari gagné cette fois-ci!

La double leçon politique du scrutin

Un: la transition démocratique est l'affaire aussi de la société civile et nous nous devons de continuer à nous battre pour nos libertés, pour les objectifs de la révolution et pour le développement de la culture démocratique.

Deux: aujourd'hui, avec la fin de la gouvernance Troïka, nous risquons de nous retrouver dans un jeu d'alliance trouble entre les deux pôles conservateurs et populistes, l'un de droite et l'autre religieux et rétrograde, qui dominent la scène politique pour se partager les pouvoirs, les marchés et mettre en œuvre une politique ultra-libérale dictée par les bailleurs de fonds internationaux.

En effet, l'instabilité générée par les résultats des votes pousse à l'adoption de la voie consensuelle, il présente comme naturel l'accord entre les deux partis censés être «antinomiques». Les mêmes qui ont développé un discours anti-Ennahdha, anti-gauche et anti-pluralisme en prônant le tout pour Nidaa, le tout pour BCE, vont monter au créneau pour nous expliquer encore pour les présidentielles qu'il nous faut être pragmatiques, qu'il nous faut arrêter de rêver, que nous sommes tous des Tunisiens avant tout et donc alignons nous derrière la seule candidature légitime et qui compte...

Renforcer la bipolarisation et après?

Avec la présidentielle, nous assistons à la même confusion dans les esprits, la seule logique qui prime est celle de l'accès au pouvoir et sa domination par les mêmes forces ainsi que le partage du gâteau entre les deux pôles dominants qui veulent maintenir des orientations libérales, se servir de l'Etat pour servir leurs camps et renforcer leur prépondérance sur la scène politique.

Une fois la compétition électorale terminée, une fois encore après avoir floué une partie de l'électorat travaillé par la peur, les ennemis d'hier vont se mettre d'accord pour constituer une nouvelle Troïka, avec l'appui d'un Afek Tounes qui a le vent en poupe et l'apport des hommes d'affaires élus pour les deux partis et présents en force pour servir des intérêts corporatistes, au détriment de toutes les autres composantes de la société civile tunisienne dans sa diversité. Ils pourront avec l'arrivée en force de députés issus du système de la dictature, composer ensemble et se partager les rôles et les secteurs d'activités.

Tristes constats mais aussi quelle déroute pour les différents acteurs du 14 janvier! Quelle faillite pour un projet initial de Nidaa Tounes censé être le défenseur du pluralisme en son sein et dans la société!

Les candidatures à l'élection présidentielle méritent notre attention et certaines ont leurs chances pour accéder à la magistrature suprême ou réaliser de bons scores. Il ne faut surtout pas négliger cette donne pour la suite des événements et dans la perspective d'une recomposition politique qui s'impose.

Mais, force est de constater que comme aux législatives, les mêmes propagandistes considèrent que l'appel au vote utile, l'instrumentalisation de la peur sont des outils de dissuasion, de pression et de manipulation de l'opinion et des électeurs, toujours utiles pour indiquer le seul choix possible, celui du chef suprême, l'homme charismatique qui cumule toutes les qualités indiquées pour occuper le poste. Tous les autres sont soit minorés, soit ridiculisés, soit attaqués directement ou indirectement par certains médias de plus en plus en service commandé pour les puissants de retour.

Dans un contexte particulier et menaçant pour l'avenir, nous nous devons de ne plus céder à l'appel du vote utile, ni à l'instrumentalisation de la peur car nous risquons, comme pour les législatives de nous retrouver avec des vainqueurs qui méprisent toute idée de partenariat avec les forces politiques faibles ou sans représentation. En effet, toutes les déclarations démagogiques qui affirment le contraire relèvent de l'opportunisme de circonstance ou de la certitude des partisans de l'idolâtrie sans bornes qui nous rappellent, tous les jours, un triste et sombre passé pas ci-lointain. Pour la présente élection présidentielle tunisienne, il est important d'éviter ce piège qui consiste à nous demander de nous prononcer pour un homme-parti qui aura à cumuler tous les pouvoirs (Assemblée, Gouvernement et Présidence), sans se poser la question du contre pouvoir dans toute démocratie, sans se poser la question de l'avenir et de la transition démocratique!

Il faut parfois rappeler les faits significatifs et cruciaux qui nous ont conduits à une situation paradoxale avec le retour en force des tenants de l'ancien système dictatorial.

La jeunesse, les précaires et les régions pauvres qui ont échappé au «miracle économique» ont offert à notre peuple une révolution qui déboulonna un pouvoir absolu, corrompu, corrupteur et prédateur. Il est important de souligner que ces mouvements de révolte ne sont pas nés de rien, que notre peuple a mené des luttes depuis les années 1970, que la contestation certes minoritaire est venue des étudiants, des mouvements de la gauche radicale et des syndicats, de l'explosion de Redeyef en 2008.

Comment faire face à deux conservatismes?

La page nouvelle de notre histoire offerte à tous les Tunisien(ne)s constitue une victoire pour les valeurs d'égalité, de dignité, de liberté et de justice sociale dans le cadre d'un Etat civil, moderne et républicain.
Comment faire pour que cette victoire ne soit pas volée? Comment faire pour ne pas nous retrouver dans la reproduction des mêmes réflexes annonciateurs de la domination d'une frange de politiciens et d'acteurs de l'ancien système qui ne rêvent que de restauration et d'intérêts personnels?

Comment faire pour que ce moment libérateur ne se transforme pas en cauchemar, sous d'autres formes, avec de nouvelles méthodes mais le même état d'esprit népotique, dominateur et méprisant pour une large partie de notre peuple qui a cru au 14 janvier?

Face à deux conservatismes qui dominent aujourd'hui la scène politique, nous devons à la fois combattre le discours de la Troïka et ses restes qui a échoué et être vigilants avec un discours triomphateur et méprisant d'une droite qui domine la scène politique tunisienne.

Les démocrates, les progressistes et les patriotes ont été de toutes les mobilisations pour lutter contre Ennahdha et sa gouvernance, nous ne pouvons pas donner carte blanche à un Parti-homme qui a laminé du paysage parlementaire les représentants de la gauche démocratique et historique, qui a déployé une stratégie et des méthodes qui nous rappellent celles d'une époque que nous avons pensé révolue.

Nous ne pouvons pas oublier les slogans de notre peuple «Ni l'Amérique, ni Qatar», car aujourd'hui, le contexte politique nous oblige à être lucides, à nous prémunir contre la domination des deux conservatismes réels et non fictifs qui vont façonner la Tunisie des 5 prochaines années..

La société civile, les forces politiques démocratiques et progressistes ont joué un rôle essentiel pour mettre fin aux mensonges, aux manipulations, à la violence et pour la mobilisation contre les assassinats politiques et les menaces contre les libertés, nous ne devons jamais l'oublier pour qu'aucun retour du système d'Ennahdha ou de la dictature ne soit plus possible.

Pour la présidentielle, les mêmes acteurs politiques et médiatiques, les personnes atteintes par «la bajboujite aigüe» et le culte de la personnalité ne jurent que par un seul homme, ne considèrent les autres candidat(e)s qu'avec condescendance, ceci est inacceptable comme l'est l'idée de nous retrouver avec un Président désigné qui a failli à toutes ses missions et à ses principes.

Faire le choix d'un candidat(e) démocrate ou indépendant(e) est un bon signe de santé politique, promouvoir uniquement et exclusivement un seul homme considéré comme le seul choix national possible, c'est à la fois réducteur et insultant pour nos intélligences.

Le premier tour est déterminant pour montrer que diverses sensibilités existent, pour faire contre pouvoir à tout hégémonisme d'où qu'il vienne, pour faire barrage aux représentants de l'extrémisme, aux partisans des LPR fascistes. Ne tombons pas dans la logique du vote utile ou de l'instrumentalisation de la peur et de la haine. Nous nous devons de soutenir les campagnes propres, celles qui ne mobilisent pas l'argent sale, celles qui ne manipulent pas les médias, celles d'hommes et de femmes qui nous ressemblent, proches et issu(e)s du peuple, sensibles à nos revendications, à nos attentes, celles qui ont combattu le système de la dictature, celles qui seront toujours fidèles aux objectifs de la révolution de la dignité.

C'est le seul moyen que nous avons, après des législatives qui ont donné une assemblée à 85% à droite. Pas de panique, nous verrons au deuxième tour et comme toujours, nous serons là pour faire triompher celui ou celle qui nous semble le plus crédible ou le moins mauvais mais en étant toujours vigilant(e)s car nous pensons avant tout à l'avenir du pays, à l'égalité des chances et aux nouvelles générations politiques.

* Militant politique et associatif.

 

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