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Qu'on le veuille ou pas, la Tunisie est le premier pays arabe où les islamistes ont été vaincus par les urnes, de façon pacifique. N'est-ce pas là, le summum de la civilisation?

Par Jamila Ben Mustapha*

Une remarque générale, tout d’abord, concernant les récentes élections législatives : si on les compare à celles de 2011, on constate un rééquilibrage du paysage politique en Tunisie grâce à l’existence d’un second parti important, celui de Nida Tounes, qui a pu, non seulement faire contrepoids à celui d’Ennahdha,  mais s’imposer comme parti majoritaire.

Cela n'a pas été sans dégâts: une vingtaine de nouveaux députés, totalement inconnus jusque-là, appartenant à un parti récent, l'Union patriotique libre (UPL), vont faire leur entrée à l'Assemblée du peuple, contrairement à d'autres personnalités de gauche et du centre, au sérieux, aux compétences et à l'expérience affirmés, qui appartiennent à Al-Massar, Al-Jomhouri, ou à l'Alliance démocratique, qui ont contribué efficacement à l'élaboration de la nouvelle constitution, et qui vont devoir quitter le parlement.

L'objet de cet article est attirer l'attention de la future équipe au pouvoir sur certains incidents constatés depuis le 27 octobre 2014, jour où nous avons été informés que nous allions passer d'une majorité à une autre, incidents que nous ne souhaiterions voir ni se multiplier, ni se transformer en dérives.

Nous avons ainsi appris avec désolation, par la radio Sabra FM, que le 27 octobre 2014, jour de l'annonce des premiers résultats, un groupe de personnes ont attaqué et agressé Brahim Khiari, le président du bureau d'Ennahdha à Bir El Hfay.

Ce fait nous a indignés. Ce n'est pas dans une Tunisie des représailles et de la revanche que nous aimerions vivre!

Fait moins grave mais tout aussi condamnable, sur les réseaux sociaux, une vidéo a circulé, montrant des jeunes chantant: «Que le monde est beau sans Ennahdha!». Cette affirmation est non seulement l'indice d'un manque de courtoisie vis-à-vis de l'adversaire politique, mais fausse, puisque ce parti vient en seconde position, juste derrière Nida Tounes et aura environ le tiers des sièges du parlement.

Rien n'est plus triste que d'agir comme certains membres du parti vainqueur d'hier, qui se moquaient de ceux ayant remporté un pourcentage de «zéro-virgule» aux élections, et lançaient des affirmations primaires et vengeresses comme «Moutou bighaydhikom!» – expression par laquelle on souhaite à l'ennemi politique de mourir à force de ressentiment –!

Si les mêmes déviances sur le plan politique se répètent d'une majorité à l'autre, à quoi servirait l'alternance? Il ne s'agit pas de remplacer une équipe politique par une autre qui s'empresserait de refaire les mêmes erreurs, mais de tirer les leçons du passé récent et d'évoluer de façon effective vers des comportements plus civiques et démocratiques, surtout si l'on prétend avoir des idéaux modernistes.

Fidélité à l'héritage national

Dans cet esprit, nous voulons demander à la nouvelle majorité qui se dit fidèle à l'héritage de Bourguiba et donc à l'un de ses principaux chevaux de bataille – la nécessité de l'union nationale –, de ne pas avoir la tentation de sanctionner les régions du sud qui ont voté contre elle. Ces régions n'ont fait qu'exprimer leur choix politique, droit nouvellement acquis, elles qui ont besoin, peut-être plus que tous les autres gouvernorats, qu'on s'occupe enfin un peu d'elles.

Nous n'allons pas, effectivement, passer de la fracture qui nous a fait tant de mal, entre «religieux» et «mécréants», à d'autres comme l'opposition entre le Sahel et le sud ou les citadins et les ruraux !

Mais, à côté de ces attitudes, objet de notre critique, nous avons constaté aussi un comportement politique nouveau qui se profile et que nous saluons: Rached Ghannouchi, Zied Ladhari et Samir Dilou, dirigeants d'Ennahdha, ont félicité le parti Nida Tounes pour son succès aux législatives. Samir Dilou s'est même levé, en pleine interview, au studio de Shems FM, pour serrer la main à Lazhar Akremi, membre du bureau politique de Nida Tounes, qui y arrivait à son tour.

Il est vrai que, lors des élections législatives et présidentielles de 2011, les Tunisiens avaient déjà eu l'occasion de voir à la télévision, ce qu'ils n'avaient jamais pu constater jusque-là: le passage pacifique du pouvoir, lors d'une cérémonie officielle, entre les deux présidents de la république et les deux Premiers ministres de l'époque.

Je trouve que ce serrement de mains entre M. Dilou et M. Akremi n'est pas du tout anodin, sur le plan symbolique.

Nous sommes en train, lentement, de créer d'autres mœurs en politique. Sincère ou pas, calculé ou pas, peu importe, ce geste annonce l'ébauche d'une Tunisie souhaitée où, enfin, la violence matérielle serait remplacée seulement et éventuellement, par la violence verbale, où l'on se détesterait cordialement sans se faire la guerre: sacré progrès !

Et cela est dû à ce que j'appellerai sans hésitation, le «génie tunisien»: les Égyptiens ont triomphé des islamistes par un coup d'Etat, ce qui est anti-démocratique, qu'on le veuille ou pas; nous, nous sommes le premier pays arabe à leur avoir pris la première place par les urnes, de façon pacifique: n'est-ce pas là, le summum de la civilisation?

Notre Tunisie confirme son caractère de terre d'exception qui, malgré sa situation problématique actuelle, est à l'avant-garde des pays arabes, fidèle qu'elle est à sa destinée et à ses traditions de terre de la modération. Sa vocation est d'absorber à moyen terme, les crises et les situations terribles. Les multiples civilisations qui s'y sont succédé ont laissé leurs traces. C'est un grand pays parmi les petits: les nations pauvres et peu développées économiquement.

Car, que les événements du 14 janvier 2011 aient été provoqués ou pas par des mains obscures, ils ont eu le mérite de nous apporter une chose: l'amour du pays, du drapeau national, drapeau devenu, avant cette date, symbole de la dictature et que nous rejetions au même titre qu'elle.

* Universitaire.

 

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