Etats-Unis-Ennahdha

Pourquoi les Etats-Unis ont-ils encouragé l'accès des islamistes d'Ennahdha au pouvoir et ouvert la Tunisie aux Wahhabites, Frères musulmans et autres djihadistes?

Par Mohamed Hafayedh*

La diplomatie de la nouvelle Tunisie indépendante, née de la lutte pour l'indépendance nationale, a su garder relativement une distance de la guerre froide entre les puissants de ce monde.

Le choix de Bourguiba pour le monde libre et le soutien apporté des Etats-Unis à la cause tunisienne ont scellé une relation de confiance et de sympathie avec les Américains, malgré le difficile équilibre entre l'hégémonisme américain et le non-alignement de Bourguiba et plus particulièrement la solidarité infaillible de la Tunisie avec la cause juste des Palestiniens à disposer d'une patrie indépendante.

Mais l'amitié de la Tunisie avec les États Unis n'avait jamais atteint le niveau d'une alliance.

L'appartenance de la Tunisie à un espace arabo-musulman en conflit avec l'Etat d'Israël, allié stratégique des Américains, pouvait faire basculer à tout moment la Tunisie dans le camp des ennemis des intérêts stratégiques des Américains.
Ceux-là même qui n'ont pas hésité un seul instant à donner le feu vert aux Israéliens de commettre une agression sur le territoire tunisien à Hammam Chott, en 1985, et brandir la menace du veto contre toute condamnation de l'Etat d'Israël.

Bourguiba avait alors menacé de rompre les relations diplomatiques avant que la diplomatie des deux pays trouve une formule de résolution plus au moins «raisonnable» pour toutes les parties.

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Habib Bourguiba reçu par John Kennedy à la Maison Blanche en 1961.

Les stratégies déstabilisatrices américaines

Je rappelle l'état des relations entre la Tunisie et les Etats Unis, parce qu'elle représente encore la religion de la diplomatie tunisienne et notamment celle de l'ancien ministre des Affaires étrangères de Bourguiba, Beji Caïd Essebsi, ce qui peut devenir source d'ambiguïté de discours diplomatique et renforcer les illusions sur la volonté de Barack Obama et ses promesse d'aider la Tunisie post-14 janvier 2014.

Le voisinage de la Tunisie avec le grand «petit-frère» algérien déterminera principalement les relations étrangères de la Tunisie de l'après le 14 janvier 2011.

L'Algérie et la Tunisie font partie des affaires américaines dans le monde arabo-musulman hypothéquées par «la fidélité de l'Amérique à Israël», selon l'expression de Emmanuel Todd.

Les tentatives de déstabiliser l'Algérie par une guerre civile intérieure est une constante de la politique étrangère israélienne soutenue par les wahhabites du Golfe, qui recommencent chaque fois qu'une occasion géopolitique se présente pour réaliser leur projet destructeur de l'Algérie.

Actuellement, l'œil du cyclone de l'ouragan que les ennemis de l'Algérie veulent faire déferler sur les terres algériennes se fixe sur la Tunisie, profitant du désordre postrévolutionnaire.

Le projet israélien pour le Moyen-Orient arabo-islamique et le Maghreb a été déclaré haut et fort par les grands décideurs sionistes, qui consiste à transformer cette région par la destruction des puissants Etat-nations de la région comme l'Irak, la Syrie, l'Egypte le Soudan et l'Algérie, pour les transformer en petites entités fondamentalistes islamistes sous forme de califats djihadistes qui se diviseront à l'infini et se déclareront la guerre fratricides pour régler leurs différends sur des questions d'interprétation de la charia ou le bien-fondé d'une fatwa sur la burka ou la conduite d'un véhicule par une femme.

Une superpuissance en perte de... puissance

Après le 11 septembre 2001, la relative distance américaine par rapport au conflit du Moyen-Orient d'un Kissinger exaspéré par des «peuples irrationnels luttant pour la terre promise» et la timidité du parti démocrate de Clinton se limitant à protéger Israël tout en respectant, dans la mesure du possible, les droits des Palestiniens, cette époque est révolue, l'Amérique aujourd'hui se radicalise pour coller à la stratégie sioniste dans la région en adoptant aussi sa vision, c'est-à-dire l'incapacité des États Unis à percevoir les Arabes comme des êtres humains, la démonstration est faite en Irak, la Syrie suit le même exemple.

Une alliance renforcée de l'intérieur par un phénomène que la sociologie politique révèle comme nouveau et paradoxal, un soutien neuf et original à Israël de la droite républicaine, alors que traditionnellement les juifs américains votent pour le parti démocrate.

Ce phénomène de l'après 11 septembre 2001 est amplifié par l'effondrement de l'économie américaine, la faiblesse de l'armée de terre américaine dont le besoin devient vital pour utiliser des contingents alliées comme Tsahal, l'armée israélienne, et ses réseaux d'espionnage pour contrôler la rente pétrolières au Proche-Orient et aux portes de l'Afrique.

Deux livres décrivent la situation américaine, celui de l'historien de la politique étrangère des Etats-Unis Pierre Mélandri: ''Les États-Unis : un empire qui n'ose pas dire son nom?'' ou celui de l'historien sociologue Emmanuel Todd : ''Essai sur la décomposition du système américain''.

Selon les chiffres mis à jour par Benoît Richard de la revue ''Sciences humaines'', l'endettement des Etats-Unis ne cesse de grossir pour atteindre des sommets vertigineux. La dette publique en 2005, qui approchait 70% du PIB, dépasse les 100% depuis 2011. Les Etats-Unis sont non seulement endettés, mais ils ne peuvent pas faire appel à l'épargne domestique pour trouver des crédits. L'«hyperpuissance américaine» n'a pas d'autre choix que de faire appel à des bailleurs étrangers.

Or, aujourd'hui, ces bailleurs sont aussi les puissances susceptibles à terme de remettre en cause le leadership américain, à commencer par la Chine.

La première économie du monde se finance de plus en plus aux frais de pays plus pauvres parce qu'elle représente, en tant que marché, le principal débouché pour ces économies en forte croissance.

L'historien Emmanuel Todd voit ainsi dans le déficit commercial des Etats-Unis «un prélèvement impérial» qui permet aux Américains de consommer tandis que le reste du monde produit et épargne (''Les dessous économiques d'une superpuissance'', Benoît Richard, Grands Dossiers n° 4 - septembre-octobre-novembre 2006, revue ''Sciences humaines''. Remise à jour en 2011). Au niveau économique, l'Amérique n'est pas l'hyperpuissance promise par le ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, Hubert Védrine.

Les analyses de l'establishment américain sont plus réalistes. Au-delà de leurs divergences, les grands théoriciens stratèges américains comme Paul Kennedy, Samuel Huntington, Zbigniew Bereszyński, Henri Kissinger ou Robert Gilpin ont la même vision mesurée d'une Amérique qui, loin d'être invincible, doit gérer l'inexorable réduction de sa puissance relative dans un monde de plus en plus peuplé et développé. Une représentation inquiète de la force des Etats-Unis, dont le pouvoir sur le monde apparaît fragile et menacé.

Le constat de Samuel Huntington est alarmant et catastrophique sur le déclin de l'Amérique et du monde occidental.
Robert Giplin perçoit déjà les conséquences néfastes de la régionalisation de la planète sur le système économique et financier américain.

Si l'Europe et le Japon organisent, chacun de son côté, sa zone d'influence, ils rendront inutile l'existence d'un centre américain du monde.

Zbigniew Bereszyński, quant à lui, est hanté par le cauchemar d'une Eurasie réunifiée par l'effondrement du communisme et oubliant les Etats-Unis, isolés dans leur nouveau monde.

Désormais, les Américains doivent lutter pour se maintenir comme une superpuissance et garder un niveau de vie correspondant, alors qu'ils sont économiquement dépendants et politiquement inutiles.

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Intervention des Etats-Unis en Irak: pour instaurer le "chaos créateur". 

L'Amérique et la démocratisation du monde

La guerre de l'Irak et le conflit du Proche-Orient révèlent une Amérique narcissique, agressive et déstabilisatrice. Ses grands alliés sont de plus en plus gênés et perplexes du comportement de la première puissance du monde occidental. La majorité des Européens ne comprennent pas pourquoi l'Amérique se refuse à régler la question israélo-palestinienne, alors qu'elle en a le pouvoir absolu. Ils commencent à se demander si Washington n'est pas au fond satisfait qu'un foyer de tension se perpétue au Proche-Orient et que les peuples arabes manifestent une hostilité grandissante au monde occidental.

Les lectures des grands analystes, historiens et sociologues, comme Emmanuel Todd, qui sont loin de tout soupçon d'antiaméricanisme, convergent toutes vers cette conclusion terrible: l'Amérique est menacée par la démocratisation du monde et la paix. Et pourtant c'est la théorie de Francis Fukuyama de la «fin de l'histoire» après l'effondrement du mur de Berlin confirmant la loi de Michael Doyle concluant à l'impossibilité de la guerre entre les démocraties.

Plus brutalement, formule reprise par beaucoup de journalistes grands reporters : «Nous ne savons pas encore si l'universalisation de la démocratie libérale et de la paix est un processus historique, mais nous savons déjà qu'un tel monde serait une menace pour l'Amérique. Dépendante économiquement, elle a besoin d'un niveau de désordre qui justifie sa présence politico-militaire dans l'ancien monde». Ce qui donnerait une trajectoire stratégique erratique et agressive, «bref, la démarche d'ivrogne de la superpuissance solitaire.»

Il reste à savoir contre quelles nations les Américains vont faire la casse du nouveau siècle?!

Même si la Chine est désignée par Huntington comme le principal rival des Etats-Unis, c'est la menace du monde arabo-musulman contre l'Occident chrétien qui sous-entend la théorie du choc des civilisations.

Lors d'une rencontre informelle en Californie, dans le courant de juin 2013 en Californie, Barack Obama et son homologue chinois, Xi Jinping, ont promis de jeter les bases d'un «nouveau modèle» de relations entre la Chine et les États-Unis, affirmant que de bonnes relations entre Pékin et Washington étaient importantes «pour le monde» entier. Le président américain a espéré parvenir à un «nouveau modèle de coopération» avec Pékin, une formulation que Xi Jinping a reprise en substance en évoquant «un nouveau modèle de relations entre de grands pays» (''Le Point'', 8 juin 2013). Ce qui répondra aux souhaits de la Chine, selon Bruno Tertrais (''Le Monde'', 25 février 2014 ) de bâtir avec les Etats-Unis des relations sur la base d'une nouvelle doctrine Monroe à l'échelle mondial, qui verrait chaque puissance dominer son propre voisinage – et s'y limiter (Tertrais, ''Le Monde'', 25 février 2014 )

La Chine est épargnée sur le moyen terme, le défi imminent pour le Pentagone c'est le Moyen-Orient et l'Afrique.
Nick Turse, rédacteur en chef du magazine ''Tim Dispatch'', grand journaliste reporter américain, a publié, en février 2014, un livre intitulé ''Les nouvelles armes de l'empire américain'', traduit en français (éd. La Découverte, mars 2014), où il alerte le monde sur le désastre réservé par les Américains au Proche-Orient, l'Afrique du Nord et des régions en Afrique subsaharienne, par le recours à la «fabrique de l'instabilité mondiale» (page127), «l'armement des autocrates du Moyen-Orient» et l'investissement dans «la guerre par procuration».

Nick Turse fait observer que si l'on se fie aux discours de Barak Obama, c'est une vision de réconciliation, de paix et de démocratisation avec «le printemps arabe»; mais si on suit la trace des armes, cette vision change radicalement.
Quoi qu'annonce le président Obama, ses actes contredisent radicalement ses discours. D'un autre côté, la Maison Blanche devient, avec l'appui du Pentagone, une machine infernale pour fabriquer des conflits et procurer les armes les plus sophistiquées aux régimes les plus autoritaires et théocrates pour assurer la vitalité de l'industrie militaire nationale.

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L'ambassadeur des Etats-Unis à Tunis Jacob Walles reçu au siège d'Ennahdha par Rached Ghannouchi. 

La fabrication du terrorisme

L'auteur résume le projet de la Maison Blanche et du Pentagone pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord en un slogan : «Déficit, despotes et pétrodollars». Les prévisions du Pentagone, réalisées par le cabinet américain Forst and Sullivan, concernant le marché de l'armement au Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, pour les années 2010 et 2020 sont édifiants, notamment pour leurs premiers clients qui sont l'Arabie Saoudite et les émirats arabes.

Kay Judkins, directrice du programme International Military Education and Training du Pentagone, déclarait au service de presse de l'armée en mai 2011: «Nous nous concentrons en priorité sur l'Afrique et le Moyen-Orient car nous ''savons'' que le terrorisme gagne du terrain et que les pays démunis sont ses cibles favorites». Je lirais, plutôt, «nous fabriquons des terroristes».

C'est exactement le rôle qu'a tenu l'Amérique dans une Tunisie qui avait réussi une révolution pacifique sans la participation des barbus ou même le soutien des leaders islamistes, en intervenant dans la vie politique intérieure du pays afin de promouvoir la montée des islamistes d'Ennahdha au pouvoir et ouvrir la Tunisie aux Wahhabites, Frères musulmans et terroristes djihadistes de tout bord armés jusqu'aux dents pour assassiner les républicains, égorger les soldats tunisiens et menacer l'Algérie directement en utilisant les territoires tunisiens comme base arrière.

* Avocat à la Cour de Paris.

 

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