Revolution-Oligarques

Notre pays a besoin de vrais entrepreneurs, qui se veulent bâtisseurs, non pas des investisseurs au moindre frais et à rentabilité immédiate et maximale.

Par Hedia Yakhlef*

Pas de panique! C'est nouveau... ça vient de sortir dans le lexique in du libéralisme mondialisé. C'est la dernière trouvaille des puissants de ce monde dans la panoplie, déjà bien fournie, des muselières faites pour étouffer la parole libre quand elle s'avise de les toucher dans leurs intérêts et d'entraver l'élan de leurs ambitions. Oui, c'est là la redoutable arme à double détente de l'intimidation et de la culpabilisation qui fait de toute critique un horrible acharnement et de toute voix sortant du chœur une intolérable stigmatisation.

 

Un système de coups de pouce et passe-droits

Il en va ainsi, en effet, ces derniers temps, sous nos cieux pré-électoraux. De bonnes âmes s'élèvent, relayées par le concert des médias, pour nous dire, trêve de discours enflammés contre le capital et ses agents et de diatribes venimeuses qui mettent à mal, injustement, nos valeureux hommes d'affaires et nos bienveillants et ô combien utiles gros patrons. Ce cœur palpitant de la vie économique et cette réserve vitale d'oxygène dans ses poumons. Que de sollicitude pour nos chefs d'entreprises ! Même un leader de feue la gauche radicale est monté au créneau et, en une habile manœuvre euphémistique d'éloge des professions libérales, s'est mis au diapason!

Il y a, actuellement, dans ce qui touche cette question beaucoup de semi-vérités, de la confusion, de l'embrouillage voire de l'aveuglement. Des clarifications seraient ici bienvenues. D'abord ce leurre de l'acharnement critique dont feraient l'objet les «hommes d'affaires», en un tour de main, transformés en victimes et en doux agneaux.

Depuis plusieurs décennies, le pays s'est engagé dans un modèle économique qui reconnaît toute sa place à cette catégorie. Nul ne conteste, surtout aujourd'hui, que nous sommes au bord de l'asphyxie, que nous avons besoin d'investisseurs actifs et d'entrepreneurs dynamiques pour faire tourner la machine, relancer le travail, créer de la richesse et lever, au passage, plus-value et profits. C'est là, d'ailleurs, un mode de production qui a perduré à l'ombre de deux régimes autocratiques et qui a, quoi qu'on prétende, largement prospéré.

Le cœur de ce système a fini, certes, sous le contrôle d'un clan prédateur mais un clan dont la survie dépendait de ramifications nombreuses dans le tissu économique, un clan qui se démultipliait en cercles concentriques à qui il prodiguait largesses faramineuses et avantages conséquents tant qu'ils restaient fidèles et payaient, au pourcentage, leur contribution. Qui n'a pas souvenir d'un patron des patrons allié de la main droite aux Ben Ali et de la main gauche aux Trabelsi !

Ce milieu n'était donc pas blanc comme neige. L'enrichissement s'y faisait souvent, de manière frauduleuse, sinon par coups de pouce et passe-droits.

La Tunisie a besoin de vrais entrepreneurs

Alors qu'on ne cesse d'agiter le slogan de la lutte contre la corruption, quoi de plus normal que de demander, à ceux qui cherchent à conquérir le pouvoir grâce à leurs millions, la «traçabilité» de leurs fortunes, la transparence de leur passé fiscal ou les avantages bancaires obtenus grassement.

Cette demande trouve toute sa légitimité surtout quand on sait que, par ailleurs, les fortunes d'aujourd'hui se sont faites, pour certaines du moins, sur les spoliations d'hier et au mépris des petites gens dont on arrive même à occulter la participation dans l'enrichissement de la nation comme si la croissance et la prospérité étaient l'œuvre des seuls patrons.

La vie économique, faut-il le rappeler, est un complexe de forces et ne peut être l'exclusivité d'une catégorie; le travail y est fondamental, ouvriers, paysans, fonctionnaires tous participent au développement à l'égal des acteurs de la libre profession ou des artisans.

La Tunisie a besoin d'entrepreneurs qui investissent, développent l'industrie, l'agriculture, les services, créent du travail et renforcent le tissu productif du pays. De vrais entrepreneurs, terme que nous préférons à cette expression vaseuse d'«hommes d'affaires»; un signifiant flottant comme dirait Lévi-Strauss, qui recouvre un champ d'activités multiples, labiles, mobiles, difficiles à cerner, reposant sur les transactions et la spéculation, s'accommodant d'opacité, de flou et d'ombre et opérant, avec aisance, sur les marges du cadre légal comme le dit la polysémie même du mot affaires.

Des entrepreneurs donc qui se veulent bâtisseurs, non pas des investisseurs au moindre frais et à rentabilité immédiate et maximale. Des entrepreneurs qui assument l'aventure d'inverser l'héritage de cette économie coloniale «exo-centrée», et d'aller à l'intérieur du pays restaurer l'équilibre entre les régions garant de la paix sociale.

C'est sur cette distinction que la critique des hommes d'affaires prend sa pertinence. Sur ce fonds de défiance et de discrédit envers une catégorie qui n'a pas fait son autocritique, n'a pas cherché à se purger des agents nocifs qui se sont multipliés en son sein et qui a l'ambition, aujourd'hui, de s'emparer du pouvoir avec la complicité de partis myopes qui ne voient pas les dangers d'une pareille possible hégémonie. Car il y va d'un véritable hold-up qui ne dit pas son nom. Il y a une mystification à dire qu'il s'agit de citoyens ordinaires qui bénéficient, comme les autres, de tous leurs droits y compris d'être éligibles et d'avoir un siège dans la nouvelle assemblée.

Il faut savoir lire ici un double déni de démocratie. Chacun a pu observer, à l'occasion de la constitution des listes électorales, que les hommes d'affaires ont été rarement élus par la base militante des partis. Pour des raisons financières évidentes, touchant d'abord leurs capacités à autofinancer leurs campagnes, ils ont été désignés par les directions au grand mépris du militant lambda fût-il des plus actifs.

A la base donc il n'y a aucun choix démocratique des «représentants» mais simples oukases des chefs tout puissants jugeant, au pesant d'or, de l'aptitude des candidats et de leur entrée ou pas dans la compétition.

Injures à l'esprit démocratique

Deuxième injure à l'esprit démocratique, les candidats retenus sont désignés têtes de listes, autant dire, vu le mode de scrutin choisi pour les élections, nommés d'office députés.

En effet, les citoyens, appelés aux urnes, n'auront à choisir que des listes et pas des noms et cette procédure avantage, sans conteste, les grands partis qui voient leurs candidats des premières positions l'emporter presque sans coup férir, la bipolarisation de la vie politique y aidant largement. Double réduction du choix, fondement de la vie démocratique, qui nous montre que tous les beaux discours qu'on nous tient ne sont que poudre aux yeux et illusions et que les lendemains qui nous attendent seront terribles si nous cessons d'être lucides et vigilants.

Faut-il lancer ici un appel, dans ce rôle de vigie, à nos intellectuels parfois prompts à faire tapisserie derrière le Prince, pour qu'ils s'attèlent à cette réflexion sur la redistribution des lieux de pouvoir et sur les glissements, déjà à l'œuvre, qui dénaturent le sens même de la démocratie? N'ont-ils rien à nous dire sur cette «aberration» du régime hybride qui nous est proposé qui rompt déjà, de manière absurde, avec cette sacro sainte règle de la séparation des pouvoirs et qui risque de nous mener droit vers une «dictature parlementaire»?

Que penser au juste d'un parlement qui aura entre les mains l'exécutif et le législatif et qui, à cet attelage déjà lourd de menaces, ajoutera la toute puissance d'un lobby d'hommes d'affaires verrouillant le système et manipulant à sa guise les leviers d'un contrôle absolu de la vie sociale? Demain nous vivrons, si nous n'y faisons attention, sous la férule non plus d'un autocrate mais de ploutocrates qui concentreront entre leurs mains le pouvoir politique (désormais législatif et exécutif confondus), le pouvoir économique (financier), le pouvoir médiatique (journaux et télévision) et le pouvoir du divertissement (le spectaculaire français, l'entertainment anglo-saxon, le cirque latin).

S'étonnera-t-on de les voir avaliser les mesures les plus radicales qui, sous couvert d'ajustement, de désendettement et de nécessaires équilibres macrostructuraux, nous feront avaler les pilules de la sortie du système de compensation, de l'urgent dé-tricotage du droit du travail, de la restructuration de la sécurité sociale et surtout de la liquidation du secteur public et la privatisation de ses sociétés. Le pactole est tellement consistant et juteux qu'ils légifèreront, sans problème de conscience, à l'unisson, tant ces mesures travaillent dans le sens de leurs intérêts.

Voilà bien scellés le pouvoir politique et les enjeux économiques sonnants et trébuchants. Y aura-t-il des voix qui s'élèveront pour contester ou éventer ces douteuses manœuvres ou ces sombres transactions, presse et télévision sont là pour contrôler l'opinion, pour la formater et répandre la doxa ultra libérale de nos élus magnats de médias et, s'il le faut dénoncer, ces «syndicalistes inconscients», ces «idéologues d'un autre âge» et tous ces «troublions qui n'ont pas le souci de la nation» !

Ces «lilliputiens de la gauche», ces «rêveurs rouges» et ces «révolutionnaires romantiques» font-ils d'ailleurs le poids devant le virage de l'espérance ou les tribunes de l'étoile?

Nos futurs députés ont la puissance de la masse derrière eux et la force de la foule pour les accompagner et éventuellement les protéger. Une autre armée de fanatiques, pas noire celle-ci, qui assoit leur pouvoir et leur confère popularité et autorité. Transition démocratique nous dit-on!!!

Que nous sommes loin du compte devant cette nouvelle machine aux pouvoirs si étendus qui nous attend !!!

Tycoon bashing ! Non, mille fois non, plutôt cri d'une «révolution» trahie qui voit se redéployer une société fortement inégalitaire et nettement hiérarchisée. Rejet véhément d'une nouvelle oligarchie qui se prépare à accaparer l'énonciation et l'édiction des lois, à monopoliser les circuits des échanges fiduciaires, à contrôler la circulation du sens et de l'opinion, à régler à son profit les charges et les intensités d'émotions.

Oui la critique encore et toujours: affirmation de l'absolue nécessité de la pensée libre, de la déconstruction et de la contestation sans faux-fuyants et sans détours.

* Enseignante.

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