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Il est inquiétant de constater qu'à moins de deux mois des élections, il n'y a pas encore de débat national de fond sur les stratégies économiques du pays.

Par Ahmed Ben Mustapha*

La conférence «Investir en Tunisie : start-up democracy» s'est tenue ce mardi 8 septembre 2014 à Gammarth. Son objectif : rétablir la confiance des investisseurs étrangers en vue de promouvoir les investissements en Tunisie, destination qui demeure prometteuse malgré la conjoncture économique et sécuritaire difficile qu'elle traverse depuis la révolution, assurent les milieux officiels.

En effet, en près de 4 ans, plus de 300 entreprises étrangères ont quitté la Tunisie pour des raisons politiques liées aux difficultés de la transition démocratique, sans compter les hommes d'affaires tunisiens qui, sous divers prétextes, ont choisi de s'implanter à l'étranger, contribuant ainsi à aggraver la crise économique et celle de l'emploi.

En outre, les investissements sont, selon les chiffres officiels, en régression continue et cette tendance s'est confirmée durant la première moitié de l'année en cours.

Toutefois, cette conférence revêt une importance politique et économique certaine, compte tenu des messages qu'elle a véhiculés aux échelles nationale qu'internationale.

Une conférence éminemment politique

Ainsi, et selon le chef du gouvernement Mehdi Jomaa et les ministres en charge des dossiers économiques, l'un des objectifs centraux de la conférence est d'essence politique; il consiste à situer l'action gouvernementale ainsi que les réformes structurelles engagées ou envisagées dans le cadre d'une vision «stratégique», censée être reprise par les futures institutions légitimes issues des prochaines élections.

A cet effet, une étude stratégique consacrée aux perspectives d'avenir de l'économie tunisienne basée sur le programme économique du gouvernement a été présentée lors de la conférence et elle a été saluée par les partenaires parties prenantes à la conférence par sa clarté et sa cohérence.

En somme, il s'agit de «rassurer» les intérêts étrangers quant à la continuité des choix économiques actuels présentés comme étant d'ordre stratégique et dont la mise en œuvre est liée à des engagements internationaux et des accords de crédits, de financement et de partenariat, ainsi qu'à des réformes économiques structurelles conclus ou convenus avec les institutions financières mondiales et l'Union européenne (UE).

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Ouverture de la conférence "Investir en Tunisie", le 8 septembre 2014, à Gammarth, en présence des premiers ministres français, algérien et marocain. 

Outre les Premiers ministres français, algérien et marocain, de nombreux ministres, hauts responsables et investisseurs représentant 30 pays du Maghreb, d'Europe, du Golfe et des Etats-Unis ont répondu à l'invitation des autorités tunisiennes. Ainsi que les représentants des 27 institutions financières internationales, 27 multinationales, des sociétés et des investisseurs privés ainsi que certains fonds d'investissement.

Cette présence imposante des institutions représentatives du grand capital mondialisé serait en relation avec les informations faisant état de l'intention du gouvernement de procéder à des cessions et des privatisations d'entreprises publiques et privées en difficulté, ce qui souligne les enjeux économiques et financiers majeurs de la conférence.

D'ailleurs, la Tunisie a soumis aux participants quelque 22 projets «structurants» ou intéressant les fonds souverains, ou encore des partenariats potentiels entre Tunisiens et étrangers dans divers secteurs d'activité.

L'objet de cet article n'est pas de spéculer sur les chances de réussite de cette conférence, dont on pourra juger dans quelques mois à l'aune des résultats concrets, mais de s'interroger sur les raisons de sa tenue à la veille des élections dans un contexte politique, économique et sécuritaire, local et régional, peu propice à la redynamisation des échanges et des investissements avec l'étranger comme conditions pour la relance économique en Tunisie.

Une nouvelle stratégie de développement

Il convient de rappeler que l'unique stratégie tunisienne de développement élaborée depuis l'indépendance a été celle conçue, à l'aube de l'indépendance. Il s'agit des perspectives décennales de développement 1961-1972 qui ont permis de jeter les bases économiques de la nouvelle Tunisie et de parachever les attributs de l'indépendance nationale grâce à la loi de nationalisation des terres agricoles.

Durant cette période l'effort principal de développement avait été assumé par l'Etat Tunisien qui a misé essentiellement sur ses ressources propres et l'épargne nationale ainsi que la mobilisation enthousiaste des Tunisiens pour la reconstruction de leur pays.

En revanche, le système économique initié en 1972 avait privilégié l'ouverture économique sur l'international et l'encouragement des exportations par les incitations douanières et fiscales accordées aux investisseurs étrangers pour les inciter à délocaliser leurs entreprises en Tunisie en faisant également valoir l'attractivité basée sur les bas salaires.

La mise au point d'une nouvelle stratégie nationale de développement était à l'ordre du jour dès la prise de fonction de l'actuel gouvernement qui avait conclu à l'échec de cette politique d'investissement, d'incitation et d'encouragement des industries exportatrices à faible valeur ajoutée. A cet effet, il s'était engagé à initier une consultation à ce sujet au sein du dialogue national économique. De même, le gouvernement avait pris l'engagement de ne pas trancher sur les questions d'ordre stratégique en dehors du consensus national.

Or, ces engagements n'ont pas été tenus puisque le dialogue national a pratiquement été gelé et vidé de toute substance par les engagements internationaux signés, notamment le Plan d'action conclu avec l'Union européenne en avril 2014 ainsi que les réformes économiques structurelles décidées en accord avec le FMI et la Banque Mondiale.

Il est vrai que cette option a été prise sous la pression de la crise financière et économique et l'effondrement de la note souveraine de la Tunisie qui a contraint les gouvernements successifs à recourir depuis 2012 aux crédits conditionnés que les bailleurs de fonds ont liés aux réformes et aux mesures d'austérité incluses dans la loi des finances et au maintien de l'ouverture de la Tunisie sur l'économie de marché et la mondialisation qui est une composante essentielle du partenariat avec l'Union européenne.

De même les financements accordés par les institutions financières mondiales et les fonds d'investissement sont-ils conditionnés par l'ouverture économique sur l'international.

Les choix de l'ancien régime reconduits

Il convient de rappeler que cette option stratégique avait été initiée sous la dictature dans le cadre du Processus de Barcelone et s'était traduite par la conclusion en 1995 de l'Accord d'association avec l'Union européenne portant création d'une zone de libre échange des produits industriels extensible au secteur des services.

La perte des revenus fiscaux et douaniers consécutive à cette ouverture a contribué à transformer l'économie tunisienne en une économie d'endettement accentuant sa dépendance vis-à-vis des investissements étrangers et des financements extérieurs.

Après la révolution et les élections de la constituante, les gouvernements successifs n'ont pas estimé utile de réévaluer cette politique malgré les difficultés économiques croissantes associées au surendettement qui a atteint des seuils critiques menaçant les équilibres économiques globaux.

Ce faisant la Tunisie a été de nouveau contrainte de se soumettre en 2012 pour la première fois depuis 1986 aux financements conditionnés des institutions financières internationales.

Parallèlement ces gouvernements ont reconduit la politique d'ouverture et de partenariat en échange de promesses de financements importants présentées pour la première fois sous forme d'un nouveau partenariat annoncé lors du sommet des G8 tenu en France à Deauville en avril 2011, et officiellement destiné à encourager la transition démocratique dans les pays du «printemps arabe» soit la Tunisie et l'Egypte.

Ainsi, il s'avère que, dès le départ, l'objectif stratégique ultime des pays du G8 était, selon la déclaration finale du sommet, d'assurer la continuité des politiques d'ouverture de la Tunisie et son intégration dans l'économie régionale et mondiale par le développement du commerce et des investissements étrangers ainsi que la relance de la politique de voisinage de l'Union européenne.

Cette orientation s'est concrétisée par la signature en novembre 2012 de l'accord cadre du Plan d'action puis son adoption par le gouvernement actuel en avril 2014, étant signalé que des négociations ont été entamées pour la signature de l'Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) qui consacre l'extension de la zone de libre échange avec l'UE aux services et aux autres secteurs de l'économie

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Conférence "Investir en Tunisie": une présence imposante des institutions représentatives du grand capital mondialisé.

Continuité de la politique économique

La poursuite de l'ouverture et de l'intégration de l'économie tunisienne dans l'environnement international est en parfaite continuité avec la politique convenue lors du sommet de Deauville en 2011 et mise en œuvre par les différents gouvernements post révolution.

En définitive, et au-delà de l'objectif annoncé de la conférence, et consistant à relancer les investissements étrangers en Tunisie, sa finalité profonde semble être de rassurer les principaux partenaires économiques et financiers de la Tunisie que leurs intérêts seront préservés à travers la poursuite de la politique de partenariat et d'intégration et ce indépendamment de l'issue des futures élections législatives et présidentielles.

Or, nul n'ignore que cette option est loin de faire l'unanimité en Tunisie, suscitant au contraire l'inquiétude d'une large frange de l'opinion publique notamment au vu de la dégradation continue des conditions de vie des Tunisiens et du bilan globalement négatif de l'accord de partenariat de 1995 ainsi que l'aggravation de la crise économique et celle de l'endettement consécutivement aux politiques suivies avant et après la révolution.

Le libre échange n'est pas une stratégie de développement

En effet, il est maintenant établi que la mondialisation et l'insertion dans l'économie des marchés, ainsi que les accords de libre échange ne constituent ni une politique de développement et encore moins une stratégie de reconstruction des économies sous-développées dévastées par les dictatures, à l'instar de la Tunisie.

Il s'agit d'un concept utilisé par les puissances industrielles et les multinationales pour s'approprier les marchés et les richesses des pays sous-développés tout en préservant leur hégémonie et leurs zones d'influence dans le monde sous couvert de partenariat.

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Le gouvernement Jomaa poursuit la même politique économique de ses prédécesseurs. 

Toutefois, il est inquiétant de constater qu'à moins de deux mois des élections, ni le gouvernement ni l'opposition n'ont jugé utile d'initier un débat national de fond sur l'avenir de la Tunisie et les futures orientations stratégiques de sa politique intérieure, étrangère, économique et sécuritaire.

Pourtant l'absence d'un dialogue national sur les grands choix du pays hypothèque la transition et l'alternance démocratique au sommet de l'Etat qui devrait impliquer, non pas une simple alternance formelle de partis, à l'instar des élections de la constituante, mais un changement des politiques désuètes de l'ancien régime.

Il reste à espérer que la tenue de cette conférence et ses répercussions médiatiques permettront l'ouverture de ce débat tant espéré seul susceptible de permettre au peuple tunisien et aux forces politiques nationales de prendre conscience de l'importance des enjeux liés à ces dossiers et de se déterminer en conséquence lors des prochaines échéances électorales.

Mais ce dialogue ne saurait se limiter à la campagne électorale mais se situer dans un cadre structuré sur le long terme et avoir pour objectif de dégager des politiques consensuelles sur toutes les questions d'ordre stratégique. En effet, la Tunisie ne peut plus se permettre de confier son destin, sur les dossiers qui engagent son avenir, à une seule force politique dominante, fut-elle démocratiquement élue.

Enfin, les dossiers stratégiques devraient faire l'objet d'un suivi minutieux et vigilant de la part de spécialistes indépendants de la société civile. C'est pourquoi, je suggère la création d'un Observatoire national de la politique étrangère, économique et sécuritaire qui aurait une mission l'évaluation des politiques suivies, un rôle de sensibilisation de l'opinion publique, et une fonction de réflexion et de proposition de politiques alternatives susceptibles de préserver les intérêts suprêmes de la Tunisie

* Ancien diplomate.

 

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