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En pacifiant son discours et en écartant les «faucons» de ses listes électorales, le parti islamiste cherche à redorer son image. Mais les Tunisiens n'ont pas la mémoire courte.

Par Abderrahman Jerraya*

Il a fallu le carnage du 16 juillet 2014, lorsque 15 de nos soldats trouvèrent la mort sous les balles des terroristes, sans compter une vingtaine de blessés, dans 2 campements militaires installés au Jebel Chaambi, pour que le gouvernement de Mehdi Jomâa prenne des décisions fermes de nature à mettre fin aux agissements des extrémistes religieux dans certaines mosquées et sur la scène publique.

Au bord du précipice

Voilà plus de 7 mois que ce gouvernement est aux commandes et la situation, tant sécuritaire et qu'économique, ne s'est guère améliorée. L'héritage de celui qui l'a précédé était-il si lourd, si miné, si dévoyé qu'en dépit des meilleures volontés du monde, le pays continue à frôler le précipice au fond duquel il risque à tous moments de basculer, de sombrer, de se fracasser, de partir en «poussières d'individus», pour emprunter une expression chère à Bourguiba? Le mal causé par le gouvernement de la troïka dominé par Ennahdha était-il trop profond, trop traumatisant, trop métastasé pour être soigné en l'espace de quelques mois?

Tout le laisse supposer d'autant que la stratégie du parti islamiste, une fois au pouvoir, visait non la relance de la machine économique, la réhabilitation des régions marginalisées, l'amorce d'un processus à même d'impulser un redressement du pays aussi timide fût-il, mais plutôt la mise en place d'un régime politique basé sur le califat. Pour cela, il importait de changer le mode de vie et de pensée du peuple tunisien, mettre celui-ci sur «le droit chemin», le modèle étant celui en vigueur dans certains pays du Golfe.

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Ali Larayedh et Hamadi Jebali: les deux gouvernements qui ont ruiné la Tunisie. 

La stratégie d'islamisation rampante

Au service de cette stratégie, une série d'actions ont été mises en route. Elles ont consisté, notamment, à:

1) placer aux postes de décisions des agents proches du parti islamiste et qui sont dévoués à sa cause;

2) faire recruter dans la fonction publique toute personne ayant été victime du régime Zaba, en raison de son appartenance idéologique, au grade correspondant à celui qu'il aurait acquis s'il n'avait pas été dépossédé de ses droits;

3) laisser faire des bandes, reconnaissables à leur look très particulier, «moraliser» quiconque ayant un comportement non conforme à leur goût, surtout s'il s'agissait d'une personne de sexe féminin. Tout récalcitrant subissait leurs violences verbales et si besoin un passage à tabac;

4) laisser pousser comme des champignons des crèches et des écoles coraniques avec, pour mission embrigader et endoctriner les enfants de bas âges, leur inculquer un enseignement théologique basé sur la répétition et la mémorisation, d'un côté, et de l'autre, faire venir des prédicateurs du Proche-Orient pour inculquer aux jeunes et aux moins jeunes un islam rigoriste, étranger au nôtre, réservant à la femme en particulier un statut de second ordre;

5) laisser se propager un discours haineux dans les mosquées et les lieux publics, jetant l'anathème sur tous ceux considérés comme mécréants (dirigeants politiques, artistes, écrivains, journalistes...) et appelant à leur assassinat ou exhortant les jeunes à partir en Syrie faire le jihad, semant le malheur dans de nombreuses familles et la discorde parmi le peuple désormais divisé en 2 camps farouchement opposés;

6) laisser fleurir des associations aux activités suspectes et à moralité douteuse, dont les fameuses Ligues pour la protection de la révolution (LPR);

7) laisser libre court à la circulation d'armes et au trafic de produits illicites;

8) laisser des groupes fanatisés et chauffés à blanc se rassembler, le 14 septembre 2012, pour prendre d'assaut le siège de l'ambassade des Etats-Unis à Tunis, avec les conséquences que l'on sait;

9) laisser fuir Seifallah Ben Hassine alias Abou Iyadh, le dirigeant d'Ansar Charia, de la mosquée d'El-Fath à Tunis, pourtant encerclée par la police;

10) user et abuser du temps. Ainsi, l'Assemblée nationale constituante (ANC) s'est-elle mise dans la peau de quelqu'un pour qui le temps n'est pas compté. Ses membres pouvaient se permettre de ne pas respecter le règlement interne qu'ils ont eux-mêmes votés. S'ils donnent le mauvais exemple (absentéisme, inefficacité manifeste, coût exorbitant au regard des «services rendus»), comment peut-on demander aux employés de l'Etat, des organismes publics et des collectivités locales d'avoir des comportements irréprochables dans l'exercice de leurs fonctions? Et comment peuvent-ils souscrire à l'appel chef du gouvernement les exhortant à se remettre au travail?;

11) laisser se propager la gangrène de la corruption sans qu'aucune mesure sérieuse ne soit prise pour enrayer le phénomène.

Last but not least, comme si tout cela ne suffisait pas, il a fallu aussi user du droit d'ingérence dans les affaires de certains pays frères au nom (oh combien fallacieux!) du droit humain ou de la légitimité des urnes.

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Les Salafistes (ici Abou Iyadh et Ridha Belhaj) ont longtemps été des alliés d'Ennahdha contre l'Etat civil tunisien.

Des rêves évaporés

Autant de dérives, autant de myopie politique, autant de mauvaise gestion des deniers publics venant d'un gouvernement à dominance islamiste... Quelle désillusion, quelle déception, quelle frustration pour tous ceux qui pensaient, sans doute avec une certaine dose de naïveté, que le gouvernement islamiste issu des institutions mises en place suite aux élections du 23 octobre 2011 allait mettre le pays sur les rails et répondre aux attentes et aux aspirations des Tunisiens.

Or manifestement, c'est tout le contraire qui s'est produit. Leur rêve de justice sociale, de dignité, d'égalité des chances, d'employabilité et d'amélioration des conditions de vie s'est évaporé comme feu de paille et qui plus est, ils n'ont pour consolation que «du sang et des larmes». Le seul résultat tangible en était la porte grande ouverte aux extrémistes religieux dont une fraction a franchi le pas pour se muer en terroristes sanguinaires.

On pourrait toujours rétorquer que le terrorisme n'est pas propre à la Tunisie et que même sans l'avènement d'un gouvernement à dominance islamiste, il aurait probablement élu domicile dans le pays. Mais certainement pas avec l'audace, l'impunité et la rapidité fulgurante avec lesquelles il a porté des coups mortels à des personnes et des symboles de l'Etat.

En condamnant publiquement le terrorisme, le parti islamiste Ennahdha a-t-il voulu prendre ses distances vis-à-vis de ceux qu'ils considéraient, il n'y a pas si longtemps, comme ses «propres enfants»? En écartant de ses listes pour les prochaines élections les «faucons» de son propre camp, ce même parti a-t-il cherché à redorer son blason?

Reconnaissons tout de même à ce parti la grande capacité à s'adapter aux contingences du moment. Il ne suffit cependant pas qu'il multiplie les discours de conciliation, qu'il lance un appel à une union nationale pour lutter contre le terrorisme, à un candidat consensuel au poste du président de la République pour être crédible et accepté en tant que tel.

Il faut aussi qu'il renonce officiellement aussi bien à son modèle de société d'un autre âge qu'à son projet visant le démembrement des fondements de l'Etat moderne pour lui substituer une structure archaïque et désuète, rattachée à un conglomérat, une nébuleuse appelée califat. Une préfiguration de celle-ci vient de nous être donnée avec l'installation de l'Etat islamique (ou Daêch) sur une partie du territoire irakien. Des voix de l'intérieur du pays et d'ailleurs se sont d'ores et déjà élevées pour saluer cet avènement et faire allégeance à la nouvelle entité!

Si par malheur, ce simulacre d'Etat devait s'étendre, répondant aux vœux ainsi exprimés, c'est l'ensemble du monde arabo-musulman qui ferait un saut dans le royaume des ténèbres, un retour à la période préislamique, la «Jahilia» (l'obscurantisme). Ne s'est-il pas illustré, dès qu'il a conquis une région, en persécutant les minorités religieuses qui s'y trouvaient, en procédant à des massacres collectifs et à des enlèvements de filles pour les vendre comme esclaves sur la place publique?

De tels actes de haine, d'intolérance, et de barbarie qui n'ont jamais soulevé autant d'indignation et de réprobation à l'échelle mondiale, ne font qu'abaisser, desservir, souiller notre religion et ternir davantage son image.

Au plan politique, le désastre n'en est pas moins probant. Dans la mesure où ils fournissent aux puissances étrangères le prétexte d'intervenir militairement avec un objectif double non avoué: 1) diviser et affaiblir suffisamment les pays arabes pour qu'ils ne présentent plus un danger pour la sécurité d'Israël; et 2) assurer une exploitation à sens unique de leurs richesses naturelles.

Alors pourquoi les pays arabes sont-ils les derniers au monde à ne pas comprendre que la religion ne devra plus être une question de querelles intestines, de discorde, encore moins de conflit armé. Ceux qui continuent à s'en servir le font autant aux dépens de l'intérêt de leurs peuples qu'à des fins partisanes. Et l'islam dans tout cela? Il est le grand perdant. Il n'en sort pas grandi!

* Universitaire.

Illustration: Attaque de l'ambassade des Etats-Unis à Tunis par des hordes  islamistes, le 14 septembre 2012.

 

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