Imprimer

elections banniere 3 21

Il est probable que les Tunisiens se détournent massivement de la politique, faisant ainsi le lit d'une future autocratie, surtout dans un contexte sécuritaire précaire.

Par Ali Guidara*

À l'approche des élections législatives et présidentielle en Tunisie, la course aux candidatures bat son plein et les opportunistes de tous bords sont légion. Avec des dizaines de candidats déjà déclarés, la présidentielle marque le pas. Des candidats de tous acabits, aux propos tantôt rétrogrades, racistes ou misogynes, tantôt simplement loufoques, se déclarent. Ce qui donne une idée de l'inconscience, et surtout de l'inconsistance, de la plupart des prétendants qui voient le palais de Carthage comme le Graal, sans chercher à apporter une quelconque vision d'avenir.

Et l'on vit déjà les prémisses de cette campagne électorale dans un climat d'accusations, de diffamations et de dénigrements réciproques. Mais qu'importe pour ces avides de pouvoir, l'essentiel est de gagner les élections, et se servir ensuite. Une chanson trop bien connue...

L'héritage encombrant de la troïka

Nous ne reviendrons pas sur les multiples dégâts provoqués par le trio infernal qui, en peu de temps, a littéralement saccagé plusieurs décennies de construction de l'Etat tunisien au point de le rendre par moments un simple fantôme. Mais précisons tout de même un fait indéniable : les représentants de ces formations ont porté un coup fatal à tout ce qui est politique. Par leur incompétence, leur irresponsabilité, leur alliance opportuniste et leur appétit de vengeance et d'enrichissement illicite, ils n'ont reflété de la politique que son aspect le plus stérile et vil. Certains ont déjà été remerciés pour services rendus, et ont encouragé d'autres opportunistes à suivre la même voie.

troika 1 15 2

La Troika, coalition gouvernementale dominée par Ennahdha, a laissé le pays dans une situation catastrophique.

Par contre, ce comportement délictueux hérité d'un autre âge a nourri un cynisme jamais égalé auparavant et un regard désabusé à l'égard des politiciens. Au moment où ils devraient plutôt être incités à mieux s'occuper de la chose publique afin de mener à bien cette délicate transition vers la démocratie, les citoyens ne voient en la plupart des prétendants que des opportunistes gourmands. L'amplification de la corruption depuis la chute de la dictature et l'absence de mesures pour l'éradiquer ne peuvent que les conforter dans ce sentiment et les détourner de la politique.

Quelle participation citoyenne aux élections?

En effet, avec un taux de participation anticipé très bas, les derniers sondages ne sont guère rassurants. Désenchantés du processus électoral, les citoyens tunisiens sont déçus face à l'indigence des propositions politiques. Les prétendants ne semblent pas être conscients que, lorsque viendra le temps de gouverner et de faire des choix, il ne suffira pas d'être élu, même majoritairement. Il faudra un savant mélange de compétence, de pragmatisme, de vision et d'audace, et faire preuve d'une grande intégrité, pour ramener la confiance des citoyens et des partenaires de la Tunisie, malheureusement − et à juste titre − de plus en plus méfiants.

Nos prétendants doivent comprendre que le temps de l'idéologie rigide ou rigoriste, tout comme le recours à des recettes éculées, est complètement dépassé. Les enjeux actuels sont trop criants, et ce sur tous les plans: financier, économique, culturel, environnemental, et la liste est bien longue.

Car aujourd'hui, en Tunisie, la politique n'est plus l'art du possible, mais quasiment l'art de l'impossible, vu les enjeux et les défis qui attendent le futur pouvoir, qui ne pourra sous aucun prétexte se dérober à ses responsabilités. Il ne pourra plus se cacher derrière le provisoire, ni derrière l'héritage de l'ancien régime pour dissimuler l'inaction ou tergiverser sur certains dossiers urgents. Il faudra des idées avant-gardistes et audacieuses. Mais un simple coup d'œil sur la scène politique actuelle révèle plutôt un vide vertigineux.

Du neuf avec du vieux?

La politique tunisienne semble alourdie par les âges, vieillie en tout point : vieux politiciens, vieilles idées, vieilles méthodes, vieux discours et vieux réflexes. On ne parle pas ici bien entendu de nombre d'années, mais plutôt de styles, de mentalités et d'approches décatis. On n'évoquera pas non plus l'absence flagrante des femmes en politique, absence qui en dit long sur l'état d'esprit de la société, et des décideurs politiques, dont certains persistent à ignorer le rôle crucial des femmes dans le progrès des nations.

Quelle vision adopter pour replacer le pays sur l'échiquier régional et mondial ? Les stratèges sont absents. C'est pourtant aux aspirants aux fonctions de chef d'Etat, d'équipe gouvernementale et de la députation de la définir, cette vision, et de la proposer à leurs concitoyens. Une vision qui doit répondre aux enjeux internes, bien sûr, mais sans oublier qu'ils sont traversés par des logiques transnationales.

D'un rabâchage à un autre, nous continuons à entendre les mêmes voix, avec les mêmes vocables et les mêmes recettes, mais pas de propositions de changement dignes de ce nom. Le monde change, nous, nous ne bougeons pas et nous nous embourbons dans de vieilles querelles stériles pendant que le pays s'enlise dans ses multiples crises.

La scène politique tunisienne ressemble à une pièce de théâtre démodée. Elle est figée dans des schémas archaïques et des scénarios prévisibles, incapable de se renouveler. Fermant obstinément la porte aux nouvelles idées, notamment avec celles d'une jeunesse qui, en retour, prend de plus en plus ses distances avec la politique.

Quelle place pour les jeunes?

Si on se fie aux derniers sondages, un pourcentage très faible de jeunes électeurs ont l'intention d'exprimer leur vote. De plus en plus blasés et déçus, voire cyniques, les jeunes ne voient pas de véritables changements qui les concernent. Si elles étaient vraiment tournées vers le bien commun et l'avenir, les formations politiques devraient s'en alarmer sans délai.

Même en termes de liberté d'expression, pourtant largement répandue après la révolution, le jeu n'est pas toujours égal. Les jeunes se sentent, à juste titre, exclus des grands débats qui pourtant les concernent en premier. Ils ont aussi réalisé que le fait de changer les responsables politiques n'implique pas obligatoirement un changement des politiques qui les touchent de près : l'expérience récente leur a montré que les mesures concrètes pour les aider à se réaliser et à bâtir la société de demain se font encore attendre. On continue de les ignorer. On s'adresse à eux seulement lorsqu'on a besoin de leurs votes. Ils se détournent de la politique, et leur attitude, bien que désolante et dangereuse, peut se comprendre.

Ennahdha-assemblee

La classe politique dans son ensemble a perdu toute crédibilité aux yeux des citoyens.

Combien de jeunes ont vu et continuent de voir leurs initiatives et leurs projets finir dans les corbeilles d'une administration publique de plus en plus corrompue et irresponsable? Qu'a-t-on fait pour enrayer cette situation et offrir enfin la possibilité à nos jeunes de réaliser leurs ambitions? Rien. Or, aucune société ne peut progresser sans une jeunesse libre, dynamique et ambitieuse, qui possède des rêves et dispose de l'énergie et des forces pour les réaliser.

Il faut donner à la jeunesse les conditions de s'épanouir et de donner ses talents pour le bien de tous, au lieu de lui boucher les horizons et de la transformer en proie facile à des courants propagandistes et sectaires.

La jeunesse tunisienne, comme le pays tout entier d'ailleurs, mérite de meilleures politiques, une meilleure gouvernance et de nouvelles méthodes pour faire progresser la Tunisie d'une façon durable. Le temps presse.

Conclusion

La scène politique tunisienne est aujourd'hui anachronique et engloutie dans la superficialité, l'inconsistance et la culture antidémocratique, et c'en est désolant. Elle ne servira pas la Tunisie tant qu'elle n'est pas balisée par une éthique nouvelle et une vision renouvelée.

À défaut de compétences politiques dynamiques, pragmatiques, visionnaires et intègres à temps et à la hauteur des attentes de cette période de construction démocratique, il est peu probable que le pays se relève de sa torpeur. Il est aussi fort probable que la population se détourne massivement de la politique, faisant ainsi le lit d'une future autocratie, surtout dans un contexte sécuritaire précaire. Devant ce scénario catastrophe, les responsabilités seront bien partagées...

* * Conseiller scientifique et spécialiste en analyse de politiques.

Articles du même auteur dans Kapitalis:

L'exemple tunisien : de la révolution à la constitution

Tunisie, 3 ans après : une conscience politique à construire d'urgence

Aux petits hommes, la patrie «reconnaissante»!

{flike}