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Il faut harmoniser les choix économiques de la Tunisie avec les dispositions de sa nouvelle constitution, confiant à l'Etat des responsabilités accrues envers les régions.

Par Ahmed Ben Mustapha*

Les signes annonciateurs d'un possible échec du dialogue national économique se multiplient, notamment après l'annonce du retrait du Front populaire, qui reproche au gouvernement provisoire de vider cette instance de toute attribution réelle en cherchant à lui imposer des décisions déjà prises sous la pression des bailleurs de fond internationaux, notamment sur les grands dossiers conflictuels (subventions, privatisations des entreprises publiques...).

En outre, des divergences sont apparues sur le contenu et les points à l'ordre du jour du dialogue qui, selon plusieurs parties-prenantes, devraient inclure des thèmes importants en relation avec les vrais défis politico économiques auxquels est confrontée la Tunisie.

En effet, il semble inopportun de limiter d'emblée les questions soumises à ce dialogue à des thèmes purement économiques ou techniques déconnectés de toute dimension ou considération politique.

Economie-pauvrete

L'économie libérale n'a pas aidé au développement des régions 

Elargir le débat aux dossiers politico-économiques

Au contraire, il importe d'étendre les champs de réflexion de ce dialogue aux questions politico économiques liées aux relations internationales, notamment celles qui ont un impact négatif sur la situation économique et sociale déjà précaire des Tunisiens, ainsi que les grands dossiers qui engagent l'avenir de la Tunisie; ce qui suppose la réhabilitation de la pensée stratégique tunisienne qui semble avoir été sciemment mise en hibernation depuis l'entrée de la Tunisie dans le club des pays soumis aux plans d'ajustement structurels et son ouverture sur la mondialisation globalisante et l'économie de marché à travers l'accord d'association avec l'Union européenne (UE), signé en 1995.

Il convient de rappeler les déclarations du ministre de l'Economie et des Finances au quotidien ''Le Maghreb'' en date du 3 mars 2014 où il concède l'échec avéré de la politique de développement de la Tunisie basée sur les industries exportatrices, ajoutant qu'il a confié à un bureau d'études étranger spécialisé l'identification de nouveaux créneaux d'investissement à haute valeur ajoutée, ce qui suppose que cette question d'importance serait exclue du dialogue national économique.

Cet article se propose d'apporter une contribution à cette échéance nationale en essayant de focaliser l'attention sur certains thèmes importants – actuellement occultés ou marginalisés par les médias et la classe politique – ainsi que certaines questions qui requièrent une réflexion d'ordre stratégique telle que la réforme du système de développement tunisien.

Au nombre des objectifs qui devraient être assignés à ce dialogue celui de parvenir à des choix consensuels sur les dossiers urgents qui ne peuvent être différés tout en fixant les limites de l'action du gouvernement actuel afin de ne pas hypothéquer la marge de manœuvre des futures institutions légitimes, notamment sur les grands choix touchant aux intérêts supérieurs de la Tunisie.

Mais l'objectif ultime serait d'établir un bilan global et de parvenir à une sorte de programme de travail qui bénéficierait de l'appui des principales forces politiques afin d'être éventuellement adopté comme plan d'action par les futures autorités issues des prochaines élections présidentielle et législatives.

En effet, et quelles que soient les partis ou coalitions politiques qui remporterons les futures échéances électorales, ils seront confrontés aux mêmes problèmes structurels, politiques et économiques, hérités essentiellement des choix de l'ancien régime.

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Le cercle vicieux de l'endettement extérieur.

Des solutions consensuelles aux défis imposés

Les gouvernements désespérément provisoires qui se sont succédés à la tête de l'Etat après la révolution n'ont fait qu'aggraver la crise économique et financière en reconduisant unilatéralement les mêmes politiques nuisibles aux intérêts de la Tunisie, sans se soucier d'établir les bilans nécessaires afin d'y apporter les réformes et les correctifs indispensables seuls susceptibles de mettre un terme à cette course effrénée vers l'abime économique et financier.

Il en est ainsi de la politique de surendettement inconsidérée et notamment les récents nouveaux crédits conditionnés contractés auprès de l'UE, la Banque mondiale ainsi que le crédit de 500 millions de dollars garanti par les Etats-Unis, qui seront consacrés en grande partie au règlement de la dette extérieure et non à l'investissement productif comme initialement promis.

A ce propos, il convient de rappeler les déclarations susmentionnées du ministre de l'Economie et des Finances où il chiffre les besoins en crédits à satisfaire par voie d'endettement en 2014 à 13 milliards de dinars dont 10 milliards par l'emprunt extérieur.

Ces chiffres hallucinants sont à rapprocher avec les autres emprunts extérieurs contractés après la révolution qui s'élèvent à 25 milliards de dinars dont 80% ont été affectés au remboursement de la dette extérieure, selon les révélations d'une députée européenne.

Il convient de signaler que les crédits effectivement obtenus au titre de 2014 sont de l'ordre 1100 millions de dinars (FMI et BM) auxquels s'ajoutent 550 millions de dinars (Turquie et Algérie) et 200 millions d'euros (UE).

Ce faisant, la Tunisie se trouve engagée dans la spirale infernale du surendettement qui se nourrit de lui-même, rendant hypothétique la reprise économique tant souhaité.

En tout état de cause, la Tunisie ne peut plus se permettre de confier son destin à un seul parti dominant fut il légitime au vu des résultats négatifs des politiques unilatérales menées en dehors de tout consensus national.

S'inspirer des anciennes stratégies décennales

C'est pourquoi, il importe à mon sens de réhabiliter la pensée stratégique tunisienne qui semble être entrée en hibernation voire en crise depuis l'élaboration des premières perspectives décennales de développement de la Tunisie indépendante 1962-1971. Cette politique du développement planifiée est longuement exposée par Chedly Ayari, gouverneur de la Banque centrale, dans son ouvrage publié en 2003 et consacré à l'analyse prospective du développement économique tunisien des années 1962-1986.

Il faut rendre justice au président Bourguiba d'avoir été l'inspirateur et le promoteur de cette politique de développement planifiée élaborée par des compétences tunisiennes; et afin de recueillir les appuis internationaux nécessaires pour sa mise en œuvre, il a requis et obtenu l'approbation de cette stratégie par le FMI et la Banque mondiale en dépit du fait que cette décennie correspondait à l'expérience du développement socialiste en Tunisie.

Il convient de rappeler ici les grands axes de cette stratégie décennale de développement à laquelle furent assignés 4 objectifs majeurs qui demeurent d'une brûlante actualité, à savoir la décolonisation économique, la promotion de l'homme, la réforme des structures et l'auto développement.

Trois plans de développement ont été élaborés pour la mise en œuvre de cette stratégie et selon le bilan établi par l'économiste et regretté Moncef Guen, la Tunisie a pu réaliser des acquis notables bien qu'en-deçà des ambitions affichées.

Quoi qu'il en soit, cette stratégie mérite d'être étudiée voire réhabilitée en tant que modèle et source d'inspiration susceptible de permettre à la Tunisie de rompre avec l'improvisation économique et l'insertion irréfléchie dans l'économie de marché, faussement présentée comme étant une nouvelle politique de développement sous forme de partenariat avec l'UE, alors qu'il s'agit d'une mise sous tutelle de l'économie tunisienne et d'un bradage des richesses et des potentialités économiques et humaines du pays au bénéfice des intérêts étrangers et d'une minorité d'affairistes tunisiens alliés de l'ancien régime.

Chomage-diplomes-UDC

Pour une stratégie économique inclusive qui redonne espoir aux diplômés chômeurs.

Les axes du nouveau système de développement

Toutefois, la réactivation éventuelle de la politique planifiée de développement incluant la coexistence des secteurs public et privés ne signifie nullement une remise en cause du rôle économique du secteur privé tunisien ni une rupture avec la politique d'encouragement aux investissements étrangers.

Au contraire, il s'agit de lier les incitations octroyées aux nouvelles priorités tunisiennes à savoir la valorisation et l'industrialisation de secteurs clés de l'économie tunisienne dont celui de l'huile d'olive ainsi que le domaine du tourisme.

De même, il s'agit de tirer les conclusions qui s'imposent de l'échec notoire des politiques de l'ancien régime et d'harmoniser les nouveaux choix économiques du pays avec les dispositions de la nouvelle constitution et les priorités qu'elle a définies dont les responsabilités économiques accrues confiées à l'Etat tunisien en faveur des régions et des catégories défavorisées, ainsi que la sauvegarde des richesses nationales et naturelles et la préservation de la souveraineté économique de la Tunisie.

La réactivation de la pensée stratégique tunisienne devrait aussi inclure l'évaluation des résultats de la politique d'incitation aux investissements en se basant sur les études déjà existantes et l'élaboration de propositions concrètes à l'intention du prochain gouvernement afin que le nouveau code soit aménagé en fonction des intérêts bien compris de la Tunisie.

Par ailleurs, il conviendrait d'établir un bilan du processus de Barcelone et de l'accord d'association avec l'UE de 1995 sous un angle global, avec pour perspective de rééquilibrer ce partenariat en tenant compte de sa triple dimension politique, économique et sécuritaire, à savoir la mise en place d'un espace de paix, de sécurité et de prospérité partagée au bénéfice des pays des deux rives de la Méditerranée.

En effet, cette évaluation ne doit pas se limiter aux aspects économiques et commerciaux mais englober également Ceux sécuritaires et politiques qui sont intrinsèquement liés aux dossiers palestinien et libyen ainsi qu'à la montée du terrorisme.

En outre, la réflexion stratégique devrait englober les mutations en cours au sein de l'UE, y compris la crise économique et la crise de l'euro persistantes depuis 2008; celles ci touchent notamment les principaux partenaires de la Tunisie, notamment la France et l'Italie. De plus, cette réflexion devrait inclure les enjeux des élections européennes dont le Traité Transatlantique et ses implications sur les intérêts de la Tunisie.
D'ailleurs, la Tunisie gagnerait à évoquer ces dossiers au niveau bilatéral avec la France et l'Allemagne, qui sont ses deux principaux partenaires économiques; et dans la perspective de la tenue à Paris, en septembre 2014, de la Conférence des amis de la Tunisie, il serait opportun de nouer avec l'UE un dialogue stratégique qui aurait pour finalité de rééquilibrer et de redéfinir les relations entre les deux rives de la Méditerranée.

De même, il conviendrait d'initier des consultations intermaghrébines sur les questions sus mentionnées dans la perspective de la réactivation du dialogue 5+5 qui semble être, dans la conjoncture présente, le cadre le plus appropriés pour renouer les contacts entre les pays de la Méditerranée occidentale.

Enfin, il serait opportun que tous ces dossiers soient médiatisés et inclus dans les débats politiques et les programmes électoraux afin que l'opinion publique et l'électorat soient informés des vrais enjeux politiques et économiques et sécuritaires des prochaines élections.

*Diplomate et ambassadeur.

 

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