Economie-Crise-Banniere

Le gouvernement Jomaa, dont la marge de manoeuvre est très limitée, doit se dire dans son fort intérieur: «Je fais pour le mieux et après moi le déluge»!

Par Hédi Sraieb*

Hedi-SraiebC'est manifestement l'enjeu de la prochaine période. L'annonce fracassante du possible non paiement des salaires des fonctionnaires a fait l'effet d'un électrochoc! Tout le landernau politique surpris, puis en émoi, s'est mis à scruter les moindres propos des responsables du gouvernement. Celui-ci risque-t-il une nouvelle fois de ne pas être en mesure de payer les salaires au mois de juillet (il manquerait 600 millions de dinars? Le gouvernement sera-t-il en mesure de boucler le budget 2014? Quel est montant de trou à combler? La rumeur hésite entre 3 à 5 milliards de dinars (Mds)! On notera au passage la propre imprécision manifeste des autorités du moment.

Les comptes de la nation dans le rouge

Il ne fait pas de doute que la boucle récessive s'est emballée. L'année 2013, à la suite de celle de 2012, aura vu la croissance fléchir encore (2,6%) entrainant dans sa foulée une détérioration du déficit public (-8,9%). Tous les indicateurs des comptes de la nation sont dans le rouge. Le déficit de la balance courante s'élargit (-11% du PIB). La position extérieure s'étiole (90 jours de réserves contre 120). L'épargne nationale s'effondre (24% à 16%). L'investissement privé plonge (12% du PIB). Les pertes cumulées des entreprises publiques s'envolent (-2,5 Mds). Le tourisme (-20%), le phosphate (-80%) sont loin de pouvoir retrouver leurs rythmes de croisière des années 2010.

Si l'on ajoute à cela un système bancaire durement affecté par des créances irrécouvrables (-5 Mds) qui se retrouve dans l'incapacité de maintenir un niveau d'encours de crédit suffisant, on a là les ingrédients de ce que d'aucuns appellent «une crise systémique».

La crise est de fait multiforme et généralisée. Elle s'est, sans conteste, aggravée par des choix inconséquents et déraisonnables de la Troïka (l'ancienne coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste Ennahdha, NDLR). Les deux gouvernements (Hamadi Jebali et Ali Larayedh, NDLR) ont laissé filer les choses. L'inexpérience et l'incompétence ont fait le reste. Une totale incapacité à contrôler les circuits d'approvisionnement et de distribution ont entrainé une inflation inconnue jusque-là, des pénuries en cascades suivies d'achats intempestifs, et l'irrésistible prolifération du commerce parallèle et de contrebande.

Dans le même temps, la Troïka aura usé et abusé des pratiques de favoritisme et de prévarication des institutions et administrations au point de plomber le compte de fonctionnement de l'Etat (Titre 1 du budget).

Le legs catastrophique de la Troïka

Il convient pour être complet et donc nuancé, de faire deux observations complémentaires. D'une part, le contexte économique international aura été particulièrement défavorable. La hausse vertigineuse du prix des matières premières et la flambée corrélative des cours des denrées alimentaires auront conjugué leurs effets au point de faire exploser la caisse de compensation (+170%). De l'autre, et en dépit d'une gestion imprudente, pour ne pas dire dilettante, la Troïka ne se sera jamais vue refuser les crédits qu'elle aura sollicités tout au long de ces années. Un endettement qui gagnera 10 points (de 40% à 50% du PIB) soit un montant additionnel de près de 16 Mds.

Preuve aussi, s'il en est, de son avidité gloutonne, la Troïka aura réussi à engloutir le reliquat de réserves publiques (1 milliard des privatisations antérieures) et dilapider les recettes des ventes de biens confisqués (1,5 Mds). Il ne reste plus grand-chose en caisse !

Il faut donc en toute logique s'attendre à une correction de trajectoire.

Les scénarios, quoique peu nombreux, existent tout de même. Une chose cependant est assurée. Aucun des bailleurs de fonds sollicités dans la dernière période ne prendra le risque de mettre en difficulté extrême un gouvernement censé parachever une transition politique. Aussi peut-on s'attendre à ce que d'ici à quelques semaines les promesses de prêts se transforment en lignes effectives de crédit. Il restera tout de même à ce gouvernement à trouver les 3 à 5 Mds pour remettre les comptes à flot.

Nonobstant ce difficile exercice le gouvernement devra aussi enclencher quelques unes des réformes promises au FMI, conditionnalités suivies à la lettre par le reste des grands bailleurs de fonds. Mais alors une question cruciale se pose: Quelles mesures drastiques peut-il prendre et quelles réformes pourrait-il enclencher ?

Tout juste remettre à flot l'embarcation

Ce gouvernement se sait doublement limités dans son action. D'une part, il ne dispose que de marges de manœuvre restreintes (celles implicites fixées par le dialogue national) et, d'autre part, par le temps réduit qu'il lui reste pour déployer la pédagogie nécessaire à des mesures qui seront vite jugées inefficaces et injustes!

Il entérinera les dispositions déjà prises par la Troïka et probablement accentuera les pressions exercées sur le commerce illicite et les transactions en liquide. Une plus grande bancarisation du tissu économique et une fiscalisation a minima ne risque pas de rencontrer de trop fortes résistances politiques. Qu'en sera-t-il dans la réalité?

Il cherchera ou pour le moins sera tenté de se départir des prises de participation dont il dispose encore dans près d'une dizaine de banques de la place. Mais les vendre à qui?

Sans doute tentera-t-il de réduire encore un peu plus les subventions aux hydrocarbures dans une logique de vérité des prix mais au risque de relancer une spirale inflationniste.

Il sera aussi enclin à réduire le train de vie de l'Etat en gelant les recrutements aussi bien bruts (non remplacement des départs à la retraite) que nets.

Comme on le perçoit, ce gouvernement va tâcher de passer par les lignes de moindre résistance. Et pour reprendre une image fréquemment utilisée par mes confrères: «Tant qu'il s'agit du gras, c'est relativement simple, mais dès lors qu'il s'agit de s'attaquer à l'os, c'est bien plus compliqué».

Voir le gouvernement s'embarquer dans des réformes structurelles, celles de l'Etat, de la fiscalité générale, du commerce extérieur relève de la gageure. La probabilité associée y est très faible. Il ne faut donc pas s'attendre à des solutions audacieuses et politiquement courageuses. Ce gouvernement n'en a pas les moyens, ni probablement le désir. Les coups à prendre seraient bien trop nombreux et la réussite plus qu'incertaine.

Tout juste remettre à flot l'embarcation. Ce qui en soit est déjà fort honorable.

Probablement, les membres du gouvernement doivent-ils penser dans leur fort intérieur cette devise de Louis XV qui a traversé le temps sans encombre: «Je fais pour le mieux et après moi le déluge».

Alors pas de miracles en perspective! Seul le nouveau gouvernement légitime issu des urnes devra se coltiner avec les dures réalités d'un système à bout de souffle.

* Docteur d'Etat en économie du développement.