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Il est temps pour les musulmans de faire leur part aujourd'hui dans cette tendance soutenue de séparation entre le politique et le religieux, vecteur de pluralisme, qui est l'essence même de toute véritable démocratie.

Par Ali Guidara*

 

Les débats concernant le sécularisme (ou laïcité) qui animent les scènes publiques dans plus d'un endroit au monde dénotent une certaine méconnaissance de ce concept. Des débats souvent houleux qui, avec ou sans l'intention d'instrumentaliser ce concept, mettent au grand jour les préjugés, et parfois la mauvaise foi, qui y sont reliés.

Pourtant, un retour sommaire dans l'histoire nous permet aisément de constater que le sécularisme – et l'idée de séparation des pouvoirs publics et religieux – est loin d'être un concept contemporain mais a des racines anciennes qui ont traversé plus de deux millénaires rien que dans le pourtour méditerranéen. Il a pris plusieurs formes au fil des échanges entre cultures et civilisations nées dans cette région du monde et en Europe et a fini par se diversifier davantage partout dans le monde durant l'époque contemporaine.

L'esprit grec

S'étant penchés, dès le VIe siècle avant J.-C., sur l'étude des phénomènes de la nature et le rôle des dieux, les penseurs grecs finissent par dissocier ces derniers de l'univers des hommes jusqu'à ce que Platon fasse revenir, un siècle et demi plus tard, les dieux dans le monde, mais sans qu'ils puissent intervenir dans l'ordre des choses. Cette «mise à l'écart» des divinités accorde plus d'espace aux hommes.

L'autonomie ainsi laissée à l'homme permit le développement de la philosophie, de la pensée abstraite rationnelle et l'établissement de la démocratie athénienne basée sur la rhétorique et le langage, qui ont permis la construction de l'esprit grec pour lequel les lois qui règlent la vie des hommes sont autonomes par rapport aux lois divines.

L'esprit grec sera diffusé dans la région méditerranéenne et plus tard dans tout l'Orient, avec la conquête d'Alexandre Le Grand à partir de 334 avant J.-C.

La foi chrétienne

Plus tard, c'est la tradition chrétienne qui nous informe, selon les Écritures, que Jésus-Christ a à maintes reprises affirmé que sa Royauté n'est pas de ce monde, se détachant ainsi de toute velléité de pouvoir, et qu'il fallait rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, marquant ainsi une séparation nette entre le pouvoir politique et la foi.

On sait, il est vrai, que les institutions cléricales ont préféré s'inspirer plus tard du pouvoir politique plutôt que des préceptes évangéliques pour instaurer des dictatures au nom de leur dieu.

L'universalisme romain

Deux siècles plus tard, l'élargissement de l'Empire romain encore païen et polythéiste a permis d'intégrer plusieurs peuples du pourtour méditerranéen et au-delà, avec des cultures et des croyances diversifiées, amenant ainsi l'empereur Caracalla, à la veille de la constitution antoninienne de l'an 212, à accorder, dans un esprit d'universalité de l'homme, la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l'empire tout en leur permettant de préserver leurs croyances et leurs cultures.

Cet acte connu comme l'édit de Caracalla inaugure en fait le concept de citoyenneté universelle respectueuse de la diversité. Cette démarche ouvre le chemin au futur édit de Milan en l'an 313 qui décréta, vu la grande diversité de courants religieux à cette époque, qu'aucune religion ni culte ne sera religion d'état et établit la neutralité du pouvoir vis-à-vis de tous les dogmes et toutes les croyances ainsi que la liberté de culte. Il renforce et surpasse l'édit de Galère de l'an 311 qui tolère le christianisme parmi les autres mouvances. Les Chrétiens devenaient donc libres de pratiquer leur culte après une longue période de persécution dans certaines parties de l'empire romain.

Il y a bien sûr des retours en arrière. Après la conversion de l'empereur Constantin, le christianisme finit par devenir religion officielle de l'empire romain et unique culte permis, il interdit le paganisme par l'édit de Théodose en 380 et devient à son tour persécuteur des autres croyances dont l'arianisme chrétien.

Le rationalisme mutazilite arabe

Quelques siècles plus tard, le développement de la pensée islamique en contact avec l'hellénisme en Orient a généré de multiples courants traitant du sécularisme et de la place de la religion dans les affaires publiques, dont le rationalisme mutazilite, qui au IXe siècle oppose la raison et la logique à la tradition et la chariâ. Les mutazilites considéraient que les préceptes religieux pouvaient être soumis à la raison et être questionnés par la logique, plaçant ainsi la théologie sous les règles de l'éthique et de la philosophie.

Les Mutazilites, tels que Al Jahidh, ont eu leur moment de gloire sous le règne d'Al-Ma'mun à Bagdad qui donnait priorité à la raison comme principe supérieur dans la conduite des affaires publiques.

Autre retour en arrière. L'instrumentalisation par le pouvoir des concepts mutazilites et l'opposition violente du sunnisme à ce courant ont conduit à la disparition du courant mutazilite vers le XIIe siècle et à la disparition des ouvrages qui y ont été consacrés, et par la même occasion le rejet péremptoire de la raison comme principe supérieur au dogme religieux, notamment dans la doctrine sunnite.

Le génie d'Ibn Roshd

Nous ne pouvons clore cette période sans citer Ibn Roshd (Averroès des Latins, XIIe siècle), l'un des plus illustres rationalistes, qui a cherché à séparer clairement la foi et la science, et est connu pour avoir élaboré une théorie aristotélicienne constituant un chef-d'œuvre de cohérence. Son œuvre, traduite en latin, a marqué le savoir universitaire et a eu un grand retentissement en Europe, à tel point que certains la considèrent comme l'élément fondateur de la pensée laïque en Europe de l'Ouest.

Ibn Roshd est mort exilé et son œuvre aurait pu disparaître si ce n'était de la traduction en latin qui l'a transmise aux Européens et par la suite au reste du monde. Sa réputation de dissident de la foi l'a fait oublier et son œuvre n'a jamais fait partie des programmes scolaires dans l'espace arabe et musulman, faisant ainsi enterrer à ce jour toute idée de séparation entre la sphère religieuse et la vie publique.

Vers un sécularisme inclusif

Le sécularisme, compris essentiellement comme la neutralité du pouvoir politique vis-à-vis des croyances et des religions, est donc le fruit d'un parcours historique long et riche de la pensée humaine et n'est pas rattaché à un seul courant ou système politique, et encore moins à une zone géographique ou à une culture déterminées.

Ce n'est pas un dogme ni une doctrine aux contours précis ni un système de pouvoir, mais au contraire une réponse au mode d'intégration dans une même société d'individus et de groupes aux convictions diverses et un rassemblement autour de valeurs objectives et universelles, loin de tout dogme religieux.

Certains philosophes affirment que la pensée rationnelle est toujours la sécularisation d'une religion qui la précède. Il est temps pour les musulmans de faire leur part aujourd'hui dans cette tendance soutenue de séparation entre le politique et le religieux, vecteur de pluralisme, qui est l'essence même de toute véritable démocratie.

* Conseiller scientifique, spécialiste en analyse de politiques.

Pochain article: Le sécularisme contemporain.