ghannouchi by hanafi banniere 8 24

Malgré les concessions successives qu'Ennahdha a bien voulu faire pour se conformer à l'exigence démocratique, l'idéal nahdhaoui, à moins d'un changement profond dans la pensée du Rached Ghannouchi, reste la restauration de l'Etat islamique voire du Califat, et les concessions faites doivent être comprises comme des sacrifices douloureux difficiles à gober. 

Par Nizar Lahyani*

Il est toujours agréable de refaire un tour dans l'œuvre du Cheikh Rached Ghannouchi. Fini le temps où cette œuvre circulait en photocopies sous les jallabias, aujourd'hui on peut facilement se la procurer, et en cherchant bien sur internet on peut même trouver des versions électroniques.

Alors c'est avec un grand plaisir que j'ai plongé une nouvelle fois dans ces écrits des années de plomb (1980-2010) en cherchant d'y déceler des éclairages sur ce qui passe aujourd'hui dans notre cher pays.

Pour ce qui concerne les libertés et la démocratie, la pensée du Cheikh est bien formulée dans trois sources :

[1] Les libertés générales l'Etat musulman (الحريات العامة في الدولة الإسلامية), édité en 1993 et repris avec révisions en 2006.

[2] Approches de la laïcité et de la société civile (مقاربات في العلمانية والمجتمع المدني), édité en 1999. Il s'agit de 10 articles traitant de sujets divers sur les libertés, la démocratie, les droits de l'homme, la société civile et accessoirement la question de la femme.

[3] Le centrisme politique dans la pensée de Qaradhaoui (الوسطية السياسية في فكر القرضاوي). C'est un article de 39 pages en version électronique, non daté. Il s'agit probablement d'un acte de colloque en l'honneur du prédicateur égyptien Youssef Qaradhaoui.

N'étant pas spécialiste et n'ayant eu que peu de temps à consacrer à ce sujet passionnant, je peux imaginer que mon étude soit partielle ou qu'elle présente des incohérences ou quelque mauvaise interprétation des propos de Ghannouchi, je m'en excuse alors d'avance auprès des lecteurs et auprès du Cheikh.

Ce qui m'intéresse dans cet article ce n'est pas de préciser le contenu de la pensée ghannouchienne en ce qui concerne les libertés et la démocratie. Ce contenu est clair et net, il se base sur quatre constats qu'on trouve dits et redits dans les références citées ci-dessus. Je les résume en quatre points.

Premièrement l'homme ne provient pas d'un état de nature qu'il a fallu socialiser comme le prétendent les philosophes des lumières tel que Locke et Montesquieu, mais d'une mission que Dieu lui a léguée sur terre, et il n'y a pas de liberté imaginable en dehors de cette mission.

En deuxième lieu, les préceptes de la charia (Coran et Sunna, tradition du prophète) ne sont pas négociables, leur message est atemporel (applicable à tout moment et tout lieu) et ils échappent à toute critique ou historicité même dans leurs aspects politiques et sociaux. La séparation entre Etat et religion est aussi inenvisageable que celle entre corps et âme.

Troisièmement, la foi est la base de l'Etat, elle remplace les institutions. Dans cette logique, il y a un rôle très important à donner à la société civile (comprise comme la communauté des croyants) qui va agir spontanément en se basant sur la foi pour organiser la société. Ainsi des domaines entiers de l'Etat, comme l'éducation et la solidarité sociale doivent être entièrement légués à la communauté des croyants.

Il est alors évident que dans un tel système les non croyants (à comprendre ceux qui ne croient pas en Dieu ou au message de son prophète, mais aussi ceux qui ne croient pas aux bienfaits de l'application de la charia) n'ont pas leur place et ne peuvent avoir qu'un rôle subalterne.

Enfin, la démocratie tel qu'importée de l'Occident (avec ses systèmes de représentation, ses processus électifs, la séparation des pouvoirs, etc...) peut être adaptée à un Etat islamique, mais ceci reste un premier pas pour l'établissement du califat.

Je m'intéresse dans cet article à deux aspects du discours du Cheikh.

Le premier est le rapport qu'entretient ce discours avec l'autre, cet autre étant celui qui ne s'inscrit pas dans sa démarche de pensée. Ce sont les laïcs, les communistes, les libéraux, les juifs et les chrétiens, l'Occident libéral, le bloc communiste et en partie les chiites. Ceci est fait dans le but d'éclairer la vision de la cohabitation possible entre les islamistes et d'autres partis démocratique dans l'Etat islamiste ghannouchien, et du coup éclairer sur le degré de confiance qu'on est de droit d'avoir dans sa sincérité démocratique.

Il faut remarquer ici que Ghannouchi, certainement par souci de simplification de son message et de diabolisation de l'autre, classe systématiquement les opposants à sa pensée en deux classes : les «ilmanyoun», qu'on traduit régulièrement par laïcs, et les «chiouiyoun» qui sont les communistes. On verra plus loin le statut qu'il donne à ces laïcs et communistes dans son Etat islamique («dawla islamya»).

Le deuxième est un point de forme (mais détrompons-nous, la forme est souvent plus importante que la matière) qui permet d'éclairer et de mieux comprendre le premier point. Il s'agit d'une analyse formelle du discours ghannouchien. Qui l'écrit et à qui s'adresse-t-il? Quelles sont ses constantes? ses artifices et sa logique de conviction (la logique n'étant qu'une technique de présenter des argumentations convaincantes, et l'argumentation convaincante est celle qui conduit l'autre à agir selon notre désir)?

1. Le pacte de lecture : qui écrit et qui lit?

Rached Ghannouchi est présenté comme penseur islamique et homme politique (voir la notice Wikipédia en arabe). Lui-même se plait à dire qu'il est de formation philosophique, sans toutefois prétendre être philosophe. Mais il est aussi théologien au sens où le terme est usité dans notre culture (Fakih, Mujtahid), c'est-à-dire capable de répondre sur des questions de droits qui n'ont pas été clairement traitées par la charia.

Ainsi le pacte de lecture est souvent brouillé : cela peut être le penseur philosophe, ou l'homme politique ou le théologien qui parle. Quant au lecteur, Ghannouchi fait la distinction entre l'élite qu'il désigne par les cultivés («al-mouthakkafoun»), et le peuple («al-jamahir»). Aussi son discours est-il souvent à deux niveaux: les cultivés iront à l'essentiel, alors que le peuple trouve son bonheur dans les longues digressions qui pullulent le long du texte dans [1] et [2]: invectives contre l'Occident et les élites post coloniales, retours dithyrambiques à l'âge d'or musulman, anecdotes et citations.

De manière générale, le Cheikh se présente moins comme penseur que comme homme politique et orateur usant des toutes les techniques formelles (y compris la démagogie) pour arriver à un but précis. Mais c'est de bonne guerre.

2. Les références et les citations:

Il est bien légitime que Ghannouchi use de sourates coraniques comme un premier moyen de référence et de conviction. A mon avis, il y a souvent abus dans la généralisation et l'interprétation excessive des sens. Il y a aussi usage (moins fréquent) de la tradition prophétique. Quant aux références à d'autre écrivain, on peut faire la remarque que lorsqu'il s'agit d'appeler le secours d'un auteur musulman (ou islamiste) le cheikh va directement à la source des références théologiques classiques (Ibn Taimia, Chatibi...) ou les penseurs musulmans modernes (Abdou, Ridha, Ben Achour, Farsi, Qaradhaoui, Akkad, Howeidi, etc...), mais lorsqu'il s'agit de contredire les penseurs occidentaux, il fait généralement appel, à part quelques exceptions, à des intermédiaires qui ont été critiques vis-à-vis de la pensée occidentale (tel que Roger Garaudy, Sigrid Hunke, Ernest Gellner) ou à des dictionnaires de philosophie. J'en conclus que la pensée occidentale n'a jamais été un centre d'intérêt en tant quel telle pour le Cheikh, ce qu'on ne peut lui reprocher.

Par ailleurs, le Cheikh use sans vergogne de la technique des généralisations intimidantes, en prenant son lecteur au dépourvu pour éviter de donner des preuves. Tel que: il est prouvé que ... Tout les gens censés conviennent que... La science a prouvé que ...

3. Diatribes et dithyrambes, ou l'opposition manichéenne Islam/Occident:

Le Cheikh met constamment en opposition un Occident colonialiste et obscurantiste et un islam florissant. C'est sans nuance ni ménagement, c'est du noir ou blanc. On croirait que le monde serait inversé, que c'est l'Occident qui pataugerait aujourd'hui dans la misère et le sous-développement, et non le contraire. Et même s'il convient parfois que l'homme occidental ait aujourd'hui un peu plus de confort matériel et culturel, il faut se détromper car c'est un homme sans foi et sans âme, exploité par son semblable, déraciné de sa société, ne possédant aucune dignité humaine et vivant dans une condition animale (là il faut vraiment remercier Roger Garaudy).

Le Cheikh opère une diabolisation systématique de l'Occident libéral et communiste, en tant que systèmes politiques et sociaux mais aussi en tant que systèmes de pensée. En découle alors normalement la diabolisation des élites tunisiennes post-coloniale, et Bourguiba est le premier à en prendre plein la gueule.

Ghannouchi se fixe ici une cible et ne cesse de taper dessus à tout moment, c'est comme la technique d'un gauchiste lorsqu'il tape sur le petit bourgeois, quitte à se tromper parfois. Ainsi tout le système de la pensée occidentale moderne, qui découle des erreurs de l'église et de sa mauvaise interprétation du message divin, n'est fait que pour la consécration de l'exploitation de l'homme par l'homme, pour le privilège des aristocrates et des féodaux. Il en va de même de la constitution bourguibienne et du code du statut personnel qui sont vilipendés pêle-mêle.

Le Cheikh ne tarit pas d'exemples sur la mauvaise répartition des richesses dans les pays occidentaux, sur leurs problèmes politiques et sociaux. Le pas est vite franchi vers le côté clair de la force, vers l'islam florissant, l'islam avant la colonisation. Ici tout est serti d'or et de rubis. Et non seulement la période des califes, mais aussi tout l'âge d'or musulman et même l'époque de la décadence durant laquelle, malgré la dégénérescence morale des gouvernants, la communauté des croyants est restée florissante en suivant les préceptes de la charia, l'éducation était un droit commun et les mosquées jouaient plein leurs rôles social et éducatif. Cordoue à un certain moment n'avait plus d'illettrés («oummiyoun»), il faut en conclure que tout le monde musulman était pareil. Ce n'est que la colonisation qui a mis un point d'arrêt à cette machine qui marchait à merveille. Pour preuve le Cheikh répète à souhait que l'islam n'a pas connu, à l'image de l'Occident, les guerres de religion, l'extermination et les crimes contre l'humanité.

A lire le Cheikh, il faut croire que des écrivains comme Hichem Djaït (''La grande discorde''), Hamadi Redissi (''L'exception islamique''), Ali Mezghanni (''L'Etat inachevé''), Abdelmajid Charfi (''L'islam et la modernité. L'islam entre le message et l'histoire'') nous racontent tous des bobards. Car il n'y a jamais eu de guerre fratricides, ni de disparités dans la distribution des richesses, ni de problèmes communautaires, ni d'assassinats politiques, ni de problèmes économique et sociaux, ni de guerres entre sunnites et chiites et khawarij, ni de révolution de Zanj ni de Karamita ni de Sahib Al Himar ni de Ali Ben Guedhahem, ni de procès de Hallaj qui était théologique en apparence mais fondamentalement économique et social (voir Massignon)...

Tous ceux qui disent le contraire tournent dans le sillage de l'Occident colonialiste et ne visent que le mal de la «oumma» (nation islamique).

Mon propos ici n'est pas de faire de l'inverse et de glorifier un Occident dont l'histoire est seule preuve d'une cruauté sans bornes, ni de nier l'apport des musulmans à l'humanité en philosophie et sciences, mais de signaler la disproportion dans le propos que le Cheikh veut établir entre un Occident teinté en noir et une civilisation musulmane précoloniale lumineuse, et ce dans le but précis de présenter la charia comme la seule issue politique aux problèmes actuels du monde musulman.

4. Pour l'économie: un message simpliste pour les démunis.

En bref: l'islam est le seul garant d'une meilleure distribution des richesses, de la disparition de la pauvreté. Ce discours populiste tend à convaincre les plus démunis que la seule issue économique possible reste dans l'islam, et que le seul outil est celui de la foi. La technique commence (à plusieurs endroits) par renvoyer dos-à-dos le système capitaliste, sans nuances ni distinction entre ses variantes, qui consacre l'exploitation de l'homme par l'homme, et le système communiste qui consacre la bureaucratie et l'inefficacité économique. La chute du bloc communiste en 1989 est bien évidemment une preuve toute faite.

La troisième voie ne peut être que l'islam. Or il est connu que l'islam, au moins dans ses fondements théologiques, est économiquement ultra-libéral.

Comment alors le cheikh va-t-il s'en tirer? Dans un paragraphe obscur de [1], le Cheikh n'hésite pas parfois à aller à l'encontre de la propriété privée (la terre est pour celui qui la cultive !) et à tout système de salariat! Il va jusqu'à supposer que dans l'empire Ottoman, 75% des biens (possessions, je suppose qu'il s'agit des terres cultivables) appartenaient à des communautés ou des associations («awqaf») et qu'avant la colonisation en Tunisie le tiers des possessions étaient des possessions communautaires («ahbes»). Ce système garantissait le bien de toute la communauté des musulmans qui mangeait à sa faim. A lire quelques autres sources (''La Grande discorde'', ''L'exception islamique''), et en revenant aux origines des mouvements sociaux comme celui de Ali Ben Guedhahem en Tunisie en 1864, on est de droit de se demander sur le bien-fondé de l'analyse que nous propose le Cheikh. Sur ce point je laisse la question pour les spécialistes.

5. Lorsque c'est trop compliqué, et que ce n'est vraiment pas acceptable pour l'esprit moderne, on trouve toujours des parades:

Ainsi en est-il de la question de l'esclavage qui est éludée en quelques lignes dans [2]. En gros c'était une pratique courante et l'islam a œuvré à limiter, ce qui est indéniable.

Ici le Cheikh appelle au secours la notion élastique de «maqasid» (je ne sais pas qu'elle est la traduction la plus adéquate: intentions, objectifs?). C'est comme si en partant du point où cette pratique a été trouvée avant l'islam («jahilia») il faut tirer une ligne en passant par le point ou s'est arrêtée la charia à la mort du prophète, et arriver par extrapolation de la ligne à son interdiction. Mais, subtilement, le Cheikh ne va pas à la conclusion, laissant au lecteur le soin de juger lui-même. Le Cheikh par contre s'abstient d'appliquer la même technique («maqasid») lorsqu'il s'agit de la question de la polygamie ou des châtiments corporels. Sur d'autres questions difficilement acceptables pour un esprit moderne (comme la suprématie de l'homme sur la femme), le Cheikh ramène la citation à un contexte dans l'objectif de l'édulcorer.

La question de l'apostasie (ou la renonciation à la foi, souvent confondue avec l'hérésie car en arabe c'est le même terme qui désigne les deux: «ridda») est un peu plus complexe vu que les textes sont assez explicites et une tradition du prophète veut que la mort soit une sentence sans équivoque. Dans [1], l'apostasie, qui est forcément criminelle, est considérée alors sous deux angles: comme un crime théologique auquel cas la sentence serait claire, ou comme un crime politique et dans ce cas l'exemple de la sunna pourrait être nuancé selon les époques et en adéquation avec la situation politique par laquelle passe la «oumma». Admirez la parade, On est tiré d'embarras.

En gros le Cheikh peut introduire un peu de temporalité dans la tradition prophétique: même si le prophète et les califes ont ordonné l'exécution des apostats et des hérétiques, on peut ne pas le faire aujourd'hui car nous ne courons pas les mêmes risques politiques et sociaux.

En clair, on peut ne pas exterminer les apostats et les hérétiques, sous-entendu qu'il y a une place pour les laïcs («ilmanyoun») et les communistes et ceux qui ne croient pas à l'applicabilité de la charia. Le Cheikh abonde à expliciter les deux points de vue en citant ceux qui les défendent, puis il se range auprès du deuxième clan, celui du crime politique qui soutient que la sentence est négociable.

Imaginons ce qu'il serait d'autres sujets, comme les droits de la femme, la polygamie, l'héritage, les châtiments corporels ou encore les questions économiques, si le Cheikh y appliquerait le même raisonnement

6. La démocratie? Oui en première étape. Mais le but c'est le Califat:
Le Cheikh fournit un effort louable à rassurer les démocrates, bien que le système démocratique lui-même provient de la pensée occidentale qu'il ne cesse de diaboliser et d'en démolir les fondements.

Le Cheikh accepte d'adopter la démocratie et va même jusqu'à la présenter comme une monnaie d'échange que l'occident rend à l'islam en contrepartie de tout ce qu'il a pompé de philosophie et de mathématiques. Alors on y va de bon cœur, on peut avoir des partis, faire des élections, élire un émir pour une période déterminée, etc. Soit ! Cela dit, par-ci et par-là, le Cheikh veut aussi rassurer ses adeptes que la démocratie n'est qu'une étape pour l'établissement du Califat: la démocratie n'est qu'un possible parmi d'autres [1]. C'est peut-être le système le moins mauvais aujourd'hui, mais il ne manque pas de failles et de défaillances. Ce n'est pas l'ennemi direct de l'islam tel que l'ont prétendu d'autres penseurs. Il fait une référence claire à Fahmi Howeidi, qui écrit que s'il faut établir la société musulmane voulue en suivant des étapes, entrons dans la première étape par la porte de la liberté et de la démocratie. Un bas de page dans [1] est très significatif: en citant Ibn Khaldoun qui classifie les Etats en trois types de gouvernement : 1. Le gouvernement de la nature, c'est-à-dire du plus fort, 2. Le gouvernement de la raison («al-âql») c'est-à-dire des hommes sages, 3. Le gouvernement de la charia («al-charaâ») c'est-à-dire le Califat.

Après cette énumération, le Cheikh considère qu'on peut situer le gouvernement démocratique comme faisant partie des gouvernements de la raison. La technique du Cheikh ici est de laisser le lecteur aller à la conclusion sans la dire explicitement. Le classement d'Ibn Khaldoun ayant clairement une direction, il faut conclure que la démocratie n'est qu'une étape pour le Califat.

7. Statut des laïcs («ilmanyoun») et des communistes dans l'Etat islamique:

Ce point nécessite une attention particulière car il est au centre des débats que se déroulent aujourd'hui dans le pays et de la méfiance des courants laïcs et modernistes envers les islamistes.

En gros, ces gens qui ne croient pas à l'applicabilité de la charia, sont-ils musulmans ou non, et peuvent-ils être considérés comme des citoyens à part entière dans l'Etat musulman.

Le Cheikh à ce sujet maintient la polyphonie avec des sons de cloches différents qui s'interfèrent tout le long de son discours. Ainsi le message le plus présent consiste à considérer les laïcs et communistes comme des citoyens à part entière, sans référence à leur foi. L'autre message, plus subtil veut insinuer que ce sont des non musulmans, voire des non croyants et qu'ils doivent être traités comme les juifs et les chrétiens, c'est-à-dire des citoyens de deuxième ordre dans l'Etat musulman (par exemple ils ne peuvent pas prétendre au poste de premier responsable de l'Etat).

Concernant la neutralité religieuse de l'Etat, la Cheikh est sans ambages. Un état musulman est forcément dirigé par des musulmans, qui croient à la charia. Il est quelque part logique dans sa démarche, vu que toute l'organisation de l'Etat se base sur la foi.

Dans [1], lors d'un passage introductif aux premiers principes du gouvernement islamique, et après avoir martelé que la charia couvre tous les domaines de la vie (personnels, sociaux, politiques et moraux) et le bien de la société qui en découle, le cheik conclut que seulement un ignorant («jahil») ou une personne de mauvaise foi («madkhoul annya») peut soutenir que le bien de la société peut être atteint avec des principes qui sont opposés ou neutres («muhaida») vis-à-vis de l'islam, et avec des hommes qui ne sont pas imprégnés des enseignements de l'islam. C'est la déroute des athées («mulhidoun») et des victimes de l'invasion culturelle. C'est le diable en personne («talbissou iblis») et la nouvelle hérésie («arridda al-moassira»). Et pour renforcer son argumentation le Cheikh renvoie à une lettre de Abou Hassan Nadaoui, dont le titre est sans équivoque : «Une hérésie sans Abou Bakr».

Un peu plus loin le Cheikh y va encore plus explicitement. Après plusieurs renvois et citations coraniques, il conclut que, d'après les textes cités, il est évident que l'islam définit des textes de lois («noussouss lillhokmi») que contiennent le Coran et la sunna (tradition prophétique), et que le retour à ces textes («ihtikamo»), et la croyance («taslimo») en ces textes, n'est pas uniquement un devoir («wajib»), mais une frontière («haddon fassilon») entre la croyance («iman») et la non croyance («al-kofr»)!

Plus loin encore, lors du commentaire de l'acte fondateur du mouvement Ennahdha – qui stipule que toutes les forces populaires («chabia») ont le droit à la liberté d'expression et de rassemblement et de la pratique de leurs droits légaux en coordination avec les forces patriotiques («watania») –, il est dit que la mouvance islamique («madhhabia islamia») qui avait intégré à son sein les juifs et les chrétiens peut aussi intégrer les communistes et les laïcs («ilmaniyoun») car il ne sont pas plus mécréant («akfar») que les juifs et des chrétiens. La comparaison se passe de tout commentaire. Qui se doute encore que laïcs et communistes pour le Cheikh ne font que seul corps avec les juifs et les chrétiens?

Pour conclure, et après cet éclairage sur quelques aspects de la pensée politique de Ghannouchi, je pense qu'on est de droit de se demander sur sa sincérité démocratique, du moins tel que la comprenne aujourd'hui l'opposition démocratique et moderniste.

Dans la pratique, nous avons bien suivi les épisodes de la constitution et les concessions successives qu'Ennahdha a bien voulu faire. Mais, à moins d'un changement profond dans la pensée du Cheikh, l'idéal nahdhaoui reste le Califat, et les concessions faites (par exemple l'abandon de la charia comme base de la constitution) doivent être comprises comme des sacrifices douloureux difficiles à gober.

J'espère ici avoir donné un petit éclairage sur la pensée politique de Ghannouchi en ce qui concerne le rapport avec les autres factions politiques. Néanmoins il reste encore plusieurs sujets à explorer dans la pensée politique du Cheikh. Il y a de quoi faire des thèses et des thèses sur sa perception des droits de l'homme, du rôle de la société civile ou encore du rôle des mosquées dans la vie publique. Le lexique du Cheikh (le choix de ses termes et l'évolution de ses choix) doit être aussi sujet d'une étude approfondie. Enfin, je n'ai pas voulu aborder ici les questions en rapport avec la géopolitique (le chiisme, l'Iran, le Soudan, etc.), cela nécessite un article à part.

* Informaticien et écrivain.

Illustration: portrait de Ghannouchi par Hanafi, peintre tunisien résident au Canada.