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«Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», disait Antonio Gramsci.

Par Fethi Gharbi*

 

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Nous sommes les témoins et les acteurs d'une époque charnière caractérisée par l'éclipse des repères et par l'effritement des échelles de valeurs. C'est ce vide insupportable régi par le chaos que viennent investir avec la violence d'un ouragan les obsessions mortifères de tous ces hallucinés de la pureté originelle.

Le rouleau compresseur néolibéral

Nous vivons en effet une drôle d'époque où les tenants du néolibéralisme le plus sauvage se détournent des pseudo-valeurs décrépites de l'idéologie libérale et s'appuient de plus en plus sur les fanatismes religieux devenus plus porteurs, donc plus propices aux manipulations. Mais cette alliance apparemment contre-nature ne constitue en fait qu'un paradoxe formel.

Comme le souligne Marc Luyckx Ghisi, l'intégrisme religieux est ce sacré de séparation qui impose à l'homme de dédaigner son vécu pour retrouver le chemin de dieu.

Dans le même ordre d'idées, la modernité, avec toutes ses nuances idéologiques, n'a cessé pendant voilà plus de deux siècles de déconnecter totalement l'homme de sa place dans le monde en le soumettant aux pulsions d'un ego inassouvissable.

Deux visions du monde, diamétralement opposées mais qui se rejoignent en déniant à l'homme sa véritable identité, cette dimension duelle, tout à la fois matérielle et spirituelle, seule en mesure d'assurer à notre espèce un équilibre salvateur.

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L'argent, le pouvoir, la violence et la guerre.

Le rouleau compresseur néolibéral, qui a entamé depuis 1973 sa course macabre au Chili puis en Argentine, n'a épargné ni la population britannique sous Thatcher ni américaine sous Reagan et a fini par écrabouiller l'économie de l'ensemble du bloc communiste.

Avec l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, l'hystérie reprend de plus belle et tente non seulement de mettre la main sur les ressources naturelles mais de disloquer irrémédiablement le tissu social et d'anéantir les Etats de ces pays.

Voilà qu'aujourd'hui, tous ces peuples révoltés du Maghreb et du Proche-Orient s'éveillant de leur euphorie, se retrouvent eux aussi pris dans le pire des cauchemars: les Chicago-boys islamistes assaisonnés à la sauce friedmanienne poussent à la vitesse d'une Caulerpa taxifolia et envahissent soudainement l'espace sous le soleil revivifiant du printemps arabe.

Un tel enchainement de violences a retenu l'attention de la journaliste canadienne Noami Klein qui en 2007 écrit ‘’ et s'inscrit ainsi en faux contre la pensée ultralibérale de Milton Friedman et de «l'école de Chicago». Noami Klein s'est probablement inspirée, pour mieux le contester, du leitmotiv friedmanien «thérapie» ou encore «traitement» de choc.

Cela n'est pas sans nous rappeler la crise économique de 1929 sans laquelle Roosevelt ne serait jamais parvenu à imposer le New Deal à l'establishment de l'époque. C'est donc à la faveur d'une crise que le keynésianisme à pu s'installer au sein d'une société ultralibérale.

S'inspirant probablement de ce schéma, Friedman a pensé que seuls les moments de crises aiguës, réelles ou provoquées, étaient en mesure de bouleverser l'ordre établi et de réorienter l'humanité dans le sens voulu par l'élite.

La stratégie su choc

C'est donc à partir des années 70 que, selon la thèse de Noami Klein, le monde s'installe dans ce qu'elle appelle «le capitalisme du désastre».

Cataclysmes naturels ou guerres sont autant de chocs permettant d'inhiber les résistances et d'imposer les dérégulations néolibérales. La stratégie du choc s'appuie tout d'abord sur une violente agression armée, Shock and Awe ou choc et effroi, servant à priver l'adversaire de toute capacité à agir et à réagir; elle est suivie immédiatement par un traitement de choc économique visant un ajustement structurel radical. Ceux du camp ennemi qui continuent de résister sont réprimés de la manière la plus abominable. Cette politique de la terreur sévit depuis 40 ans et se répand un peu partout dans un monde endiablé par l'hystérie néolibérale.

Des juntes argentine et chilienne des années 70 en passant par la place Tiananmen en 1989, à la décision de Boris Eltsine de bombarder son propre parlement en 1993, sans oublier la guerre des Malouines provoquée par Thatcher ni le bombardement de Belgrade perpétré par l'Otan..., ce sont là autant de thérapies de choc nécessaires à l'instauration de la libre circulation du capital.

Mais avec l'attentat du 11 septembre 2001, l'empire venait de franchir un nouveau palier dans la gestion de l'horreur. Susan Lindauer, ex-agent de la CIA affirme dans son livre ‘‘Extreme Prejudice’’ que le gouvernement des Etats Unis connaissait des mois à l'avance les menaces d'attentats sur le World Trade Center. Elle ajoute que les tours ont été détruites en réalité au moyen de bombes thermites acheminées par des camionnettes quelques jours avant les attentats. Le traitement de choc ne se limitait plus à susciter l'effroi dans le camp ennemi mais aussi dans son propre camp dans le but de terroriser sa propre population et de lui imposer les nouvelles règles du jeu.

C'est ainsi qu'en un tour de main furent votées les lois liberticides du Patriot Act et les budgets nécessaires à l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak.

Cependant, 40 ans de pratique de la dérégulation n'ont pu dynamiser l'économie mondiale et la dégager du marasme dans lequel s'est englué le capitalisme productif. Mais cherche-t-on vraiment à dynamiser quoi que ce soit?!

La financiarisation de l'économie, au lieu d'être la panacée tant escomptée, a au contraire plongé le monde dans une crise systémique couronnée par le fiasco retentissant de 2008.

Agonie du capitalisme productif et mort de l'État

Cette domination de la finance libéralisée a démontré en définitive que les marchés sont incapables de s’autoréguler. La crise a prouvé par ailleurs que la financiarisation n'est en fait qu'une dépravation de l'idée d'investissement, de projet, de projection dans l'avenir qui a toujours caractérisé le capitalisme productif.

Ce qui se pratique aujourd'hui c'est essentiellement une économie usuraire, obsédée par l'immédiateté du profit et convaincue du fait que l'argent rapporte à lui seul et sans délai de d'argent. C'est donc dans ce tourbillon de l'autoreproduction du capital que le monde se trouve pris.

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La financiarisation de l'économie a au contraire plongé le monde dans une crise systémique.

Le néolibéralisme n'est en fin de compte qu'une vaste opération spéculative visant le transfert massif des richesses vers une grande bourgeoisie atteinte de thésaurisation compulsive, obnubilée par ses pulsions de destruction, ayant perdu définitivement la foi dans l'avenir. L'agonie du capitalisme productif s'accompagne d'une déliquescence du politique. En effet, après la sécularisation du religieux, il semble aujourd'hui que c'est au tour du politique de subir le même sort. C'est bien en effet depuis le 19e siècle que le politique s’est emparé progressivement de la gestion du sacré. L’État a fini par exiger de ses sujets la même allégeance que l’Église imposait à ses fidèles.

La citoyenneté et la nation sont sacralisés et la patrie va jusqu'à exiger de l'individu le don de sa vie. Le 20e siècle a été le témoin de ces «religions séculières» qui ont fait du politique un objet de foi et le fascisme a été la forme exacerbée de ce culte voué au politique. Mais avec l’effondrement du communisme et du keynesianisme, l'institution politique commence à s'ébrécher et semble complètement se déliter de nos jours.

Les prérogatives de l'Etat se réduisent comme une peau de chagrin et le politique a fini par être totalement vassalisé par l'économique. En effet, l'Etat n'a pour fonctions aujourd'hui que de promouvoir l'économique et d'assurer sa sécurité, encore que dans un pays comme les États Unis une bonne partie de l'armée soit tombée entre les mains de sociétés privées.

Ainsi, les derniers remparts contre la déferlante subjectiviste viennent de s'écrouler et la mort de l'État, en sonnant le glas des transcendances, annonce le triomphe insolent d'une modernité ayant atteint son faîte.

L'ego ainsi libéré de toute transcendance succombe à ses pulsions destructrices. La fièvre de la dérégulation qui s'empare du monde n'est pas synonyme de libéralisation comme le prétendent les ultralibéraux mais d'abolition systématique des règles et des lois qui ont toujours régi et organisé la société des hommes.

Si le clivage traditionnel gauche/droite tournait autour du partage de la plus-value au sein d'une société régulée même si elle soufrait d'injustice, le clivage actuel oppose régulation et dérégulation et laisse présager l'avènement d'un monde chaotique.

Mue par la pulsion narcissique de la toute puissance, l'oligarchie mondialiste nie toute altérité et s'engage frénétiquement dans un nihilisme destructeur parachevant de la sorte la trajectoire d'une modernité fondée entre autre sur la divinisation de l'ego, la compétition et la chosification de l'humain. Ce narcissisme délirant, pur produit du messianisme inhérent à l'histoire et à la culture nord-américaine, a toujours caractérisé l'élite anglo-saxonne états-unienne.

Une élite qui ne cesse, depuis le milieu du 19e siècle, d'arborer son Manifest Destiny. A la fin de la première guerre mondiale, Wilson affirmait: «Je crois que Dieu a présidé à la naissance de cette nation et que nous sommes choisis pour montrer la voie aux nations du monde dans leur marche sur les sentiers de la liberté», et George W. Bush d'ajouter, en s'adressant à ses troupes au Koweït en 2008: «Et il ne fait pour moi pas un doute que lorsque l’Histoire sera écrite, la dernière page dira «la victoire a été obtenue par les États-Unis d’Amérique, pour le bien du monde entier».

Depuis deux décennies, l'élite ploutocratique en versant dans le néolibéralisme semble irrémédiablement atteinte de perversion narcissique où se mêlent haine et mépris de l'altérité, volonté de puissance, sadisme et manipulation. Une interview du cinéaste américain Aaron Russo enregistrée quelques mois avant sa mort permet de mesurer le degré atteint par une telle perversion. Les guerres menées contre le monde arabe et les restrictions des libertés en Occident annoncent l'univers stalinien dont rêve la ploutocratie états-unienne.

Un univers qui rappelle bien ‘‘1984’’ de Georges Orwell que d'aucuns considèrent comme prémonitoire. Il serait plutôt plus pertinent d'y voir la source d'inspiration des think tanks américains dans leur quête totalitaire.

Demain :

La thérapie de choc ou la maïeutique néolibérale (2/2)

* Universitaire.