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Sans solution proprement politique (autrement dit un compromis, la Tunisie risque de basculer de proche en proche dans cette spirale infernale de violences incontrôlables.

Par Hédi Sraieb*

Voilà maintenant près de deux ans que la Troïka a pris les commandes du pays. Ce qui ne devrait être qu'une simple transition – entre deux républiques –, rédaction d'une constitution et gouvernement provisoire de gestion des affaires courantes, se prolonge et s'éternise. Onze des principales formations politiques avaient pourtant pris l'engagement que ce délai serait respecté. Mais sans doute une fois de plus faut-il constater que les promesses publiques ne valent que pour ceux qui veulent bien y croire.

L'instrumentalisation de l'Etat

Un gouvernement pléthorique s'est constitué. Plus de 80 ministres et probablement près de 400 conseillers, experts, et chargés de mission en tous ordres. S'en est suivi la valse des grands commis de l'Etat, des gouverneurs, des délégués locaux, puis des dirigeants de grandes entreprises publiques. Une conception manifestement «instrumentale» du rôle de l'Etat où il suffit de changer de têtes et de discours pour qu'une nouvelle efficacité soit trouvée. La forme plutôt que le fond. La continuité de l'Etat plutôt que sa refondation.

A l'épreuve des faits l'équipe gouvernementale a failli, du moins auprès d'une large fraction du corps social comme le laisse transparaitre les deux grandes manifestations consécutives des dernières semaines, sans parler du sit-in du Bardo qui ne désemplit pas en dépit de la fatigue et de la lassitude.

Nul besoin d'une grande culture politique pour arriver sur ce constat. L'opinion intuite, décèle, détecte, perçoit cet échec sans toujours en saisir les causes. Elle constate : pas l'ombre du début d'une justice transitionnelle; pas de procès de l'ancien régime; pas une poursuite pour détournement de biens publics ou sociaux... En revanche, une interférence constante dans le rendu de la justice, quand ce n'est pas intimidation notoire et abus d'influence en amont ou en aval de tout le processus judiciaire.

Craquements mais pas encore de fracture

Une constitution impossible à écrire! Une Assemblée constituante prise au piège des «teneurs de son agenda», de son fonctionnement, de ses débats quand ce n'est pas de son écriture. Son président, acteur mais aussi otage du jeu, en prend acte et annonce le gel de son activité avouant en creux son impuissance. Craquements mais pas fractures, pour l'instant.

Que dire de la conduite des affaires courantes. Un mimétisme étonnant de celui du régime déchu. Insécurité et instabilité ont rarement atteint de tels sommets. Plus préoccupés de mettre la main sur les appareils policier et civil, en attendant une possible mise au pas de toute la société, les dirigeants du moment ont laissé se développer un climat d'impunité à l'égard de divers mouvements extrémistes notamment d'obédiences fondamentalistes. Il y aurait beaucoup à dire à propos de ce qui ressemble à du laxisme ou à de l'inexpérience, mais n'en sont pas.

Nous faisons pour notre part l'hypothèse qu'il existe un continuum entre les diverses sensibilités que cimente une idéologie théologique au-delà de clivages originels et anciens. Toute chose qui ne doit rien à l'improvisation mais qui ressort du calcul tactique et d'une finalité stratégique partagée.
Rien contre la corruption ancienne ou renouvelée. La peur des forces d'argent?

En revanche, et comme pour donner le change, une loi «d'immunisation» de la révolution, de fait, et réplique de la demande de «purification» vociférée par les Ligues et autres protecteurs de cette révolution.

Rapprocher les sémantiques et terminologies permet souvent de comprendre les signifiés derrière des signifiants différents. Cela en dit long également sur les dimensions haineuses, revanchardes, sans discernement d'aucune sorte, mortifères... Un nihilisme en mouvement! Haine des autres et de soi!

Que dire des lieux de prière livrés aux «fous de Dieu», des appels au meurtre, des menaces à peine voilées (excusez la formule), de l'intimidation permanente de femmes, de l'embrigadement d'enfants... et pour finir de terroristes surgis de nulle part. Les aberrations de cette transition sont légion.

Que dire de crimes odieux commandités!

Là où le pays attendait apaisement, règlement de la question socioéconomique, reprise de l'activité – dans toutes les acceptions du terme –, la société se trouve à faire face à une dégradation de ses conditions d'existence redoublée de nouvelles peurs et angoisses.

Trop longue la liste des inconséquences. Trop de turpitudes derrière l'avant scène, d'arrangements en accommodements de toutes sortes mais qui finissent par transpirer. De passe-droits en faveurs injustifiées, de complaisances en indulgences irréfléchies, tout cela revient en boomerang et d'un peu partout. Des ultrareligieux qui trouvent que ce pouvoir ne va pas assez loin et assez vite. Une opposition qui trouve que ce même pouvoir en fait trop peu et bien trop tard. La goutte d'eau qui fera déborder le vase dira Samir Ettaieb à la suite du meurtre de sang froid du regretté Brahmi.

Sortir de la crispation

Une constituante à l'arrêt. Un gouvernement en panne. Une polarisation dommageable. Comment sortir de ce qui ressemble fort à une crispation extrême de tout le corps social. La confiance n'existe plus. Il en faut un minimum si l'on veut conserver le caractère pacifique de cette confrontation politique (à défaut de véritables pratiques démocratiques, au grand jour, mais encore inconnues du patrimoine culturel).

Quelle issue possible au regard notamment de la tragédie égyptienne? Sans solution proprement politique (autrement dit un compromis), le pays risque de basculer de proche en proche dans cette spirale infernale de violences incontrôlables. Chercher le pourrissement pourrait s'avérer un très mauvais calcul et accroitre les ressentiments aventuristes. Jusqu'où ne pas aller! Sans doute ne faudra-t-il pas trop espérer de la seule bonne volonté du maître du jeu, ni de sa démarche incantatoire du consensus, car à l'évidence, on peut vivre quelques temps sans constitution, sans pléthore de ministres. A moins qu'un invité surprise ne se manifeste: une crise monétaire et financière.

Cependant une longue tradition pourrait dépasser les tensions du moment permettant aux uns comme aux autres de différer la confrontation et de sauver la face et l'honneur. Celle des conciliabules, des tractations d'arrière-scène, dont tous les acteurs du moment connaissent les subtilités, les arcanes, faites de temporisations, de promesses aléatoires, puis de «faits accomplis», qui ne lèsent au final que des forces subalternes ou d'appoint.
Parions donc qu'une issue pacifique sera trouvée. Il sera alors encore et toujours temps de spéculer sur les gagnants et les perdants... Les vrais problèmes attendront...