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L'auteur, historien et muséologue, analyse la problématique du patrimoine en Tunisie, en réaction à la candidature de l'île de Djerba pour faire partie de la liste du Patrimoine Mondial de l'Unesco.

Par Marc-Antonio Barblan*

 Saluons tout d'abord l'engagement civique et culturel des Tunisiens, la vitalité de leur réseau associatif, conscients des vrais enjeux sociétaux du moment.

Saluons aussi la compétence et le dévouement des personnels de la fonction publique chargés des missions patrimoniales et muséales.

Certes – dans le contexte actuel de marchandisation systématique de la culture – leur mission devient encore plus difficile, aléatoire, dans bien des pays.

Ce nonobstant, la situation des instances patrimoniales tunisiennes nous paraît spécifique puisque, comme on le verra ci-après, intrinsèquement menacée depuis l'automne 2011.

A propos de la Liste du Patrimoine Mondial

L'île de Djerba s'avère singulièrement emblématique de notre propos par la place qu'elle a occupée dans l'histoire plurimillénaire de la Méditerranée.

Cette candidature en devenir nous invite aussi à considérer, d'un plus large point de vue, l'ensemble des objets que la Tunisie a porté sur sa liste indicative.

Etant entendu qu'il incombe ensuite à l'Etat signataire de la Convention de formaliser dans un délai raisonnable, par l'élaboration d'un dossier très fouillé, la candidature de tel ou tel objet «indicatif» à l'inscription effective sur la Liste du Patrimoine Mondial.

Etant également entendu que cette inscription surviendra, ou non, au terme d'une procédure plus ou moins longue et complexe, conduite avec la participation d'organisations consultatives expertes. Principalement, le Conseil international des monuments et sites (Icomos) et l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).

Contrairement à une opinion erronément accréditée par des médias hâtifs, cette inscription ne vaut aucunement classement (avec ce que cela pourrait supposer d'aides à la préservation, à la conservation ou à la mise en valeur, ainsi que cela est prévu par diverses législations nationales).
Cette inscription vaut simplement reconnaissance par les instances internationales de la valeur exemplairement universelle des objets culturels, naturels ou, de plus en plus fréquemment, mixtes (notion interprétée parfois de manière trop élastique, en vertu de considérations «diplomatiques» assez étrangères au débat...).

Ce qui suppose en retour que les Etats parties respectent contractuellement un certain nombre de critères, qui font en principe l'objet de vérifications régulières.

En cas de non observance, les biens inscrits peuvent être placés, après avertissements répétés, sur la liste du patrimoine en péril. Si les Etats concernés ne prennent pas les mesures appropriées suite à ces signaux d'alarme solennels, le bien en question peut être retiré de la Liste du Patrimoine Mondial.

Mesure extrême, dont il n'y a que deux exemples à ma connaissance. La Vallée de l'Elbe à Dresde (Allemagne; inscrite en 2004, retirée en 2009) et le Sanctuaire de l'oryx arabe (Oman; inscrit en 1994, retiré en 2007).

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Pièce de monnaie carthaginoise.

Quels objets figurent sur la Liste indicative de la Tunisie?

Pour revenir aux dix objets portés par la Tunisie sur sa liste indicative, en 2008 et en 2012, ceux-ci doivent nous inviter à une réflexion critique, guidée par un souci de cohérence, tant du point de vue matériel que, si j'ose dire, en rapport avec la «philosophie» patrimoniale.

En préalable, penchons-nous sur les caractéristiques de ces dix objets.

Trois d'entre eux relèvent du patrimoine naturel (Chott El Jerid, Parcs nationaux d'El Feija et Bouhedma), six sont présentés comme des sites culturels (Frontières de l'empire romain dans le Sud tunisien, Ile de Djerba, Complexe hydraulique romain de Zaghouan-Carthage, Antiques carrières de marbre numidique de Chimtou, Mausolées royaux de Numidie et de Maurétanie et monuments funéraires préislamiques, Médina de Sfax), le dernier objet revêtant un caractère mixte, naturel et culturel (Oasis de Gabès).

Cette vue panoramique impose d'emblée une constatation révélatrice – nous y reviendrons dans la suite de notre propos.

De cette liste indicative, seule en effet la Médina de Sfax – fondée en 849 de l'ère chrétienne (EC), sur ordre des Emirs de Kairouan, alors capitale de l'Ifriqiya – se présente comme un objet spécifiquement «islamique».

Les autres sites, qu'ils soient d'ordre «naturel» ou «culturel», incluent tous des composantes archéologiques et historiques, donc humaines, qui nous renvoient à la Préhistoire et à l'Antiquité de la Tunisie, témoignages éloquents des cultures qui se sont succédé sur son sol au cours du temps.

Le cas des Oasis de Gabès, exemplaire dans l'incohérence?

Du point de vue de la cohérence matérielle entre état du bien considéré et démarche patrimoniale, les Oasis de Gabès nous fournissent un exemple éclairant.

A telle enseigne que, au moment de leur inscription sur la liste indicative en 2008, leur situation était tellement dégradée, à tous points de vue, qu'on pouvait se demander si la substance patrimoniale qui justifiait la démarche au fond – exemplarité de l'unique oasis maritime au monde, de l'écosystème oasien anthropoïsé, avec ses cultures étagées – existait encore.

En somme, après des décennies d'incurie et de développement anarchique – du fait de l'exploitation minière, de la préséance accordée à une agriculture intensive d'exportation, à une urbanisation sauvage dénaturant le parcellaire, à une gestion inconsidérée des ressources hydrauliques, pour ne citer que les facteurs les plus flagrants – les oasis avaient déjà perdu leurs caractéristiques majeures, du point de vue naturel et culturel.
Ce qui nous a été rappelé par le légitime cri d'alarme que Habib Hayeb lançait à nouveau récemment (''Les oasis de Gabès se meurent : j'accuse et de propose'').

En 1987 déjà, le poète Tahar Bekri, à la vue d'un documentaire de Taïeb Louhichi sur Gabès, ne pouvait s'empêcher «d'être consterné en voyant les images de pollution qui a frappé la ville. Un choc. Des palmiers qui se meurent sous les brûlures des fumées toxiques, des plages et des eaux noircies par les déchets des usines. Quelle désolation!» (''Le Livre du souvenir'', Ed. Elyzad, 2007 ; pp.21-22).

L'Etat partie doit répondre à des critères précis pour valider sa démarche

L'on m'objectera que, précisément, une démarche auprès de l'Unesco, la reconnaissance qui devrait s'ensuivre, permettra de sauver, si ce n'est de restaurer, ce qui peut encore l'être.

Certes, mais comment faire valoir l'exemplarité universelle d'un bien traité avec une telle désinvolture par les impétrants mêmes?

Or, parmi les nombreux critères posés par la Convention du Patrimoine Mondial pour que (en théorie, du moins) une procédure puisse être ouverte, figure celui-ci: «Pour être considéré d'une valeur universelle exceptionnelle, un bien doit également répondre aux conditions d'intégrité et/ou d'authenticité et doit bénéficier d'un système adapté de protection et de gestion pour assurer sa sauvegarde» (Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention. IID, 78.).

De toute évidence, la Tunisie ne pouvait ignorer qu'elle n'a mis en place aucun «système adapté» (ce qui relève de l'euphémisme) au moment d'inscrire les Oasis de Gabès sur sa liste indicative.

Incohérence révélatrice, en vérité, du fait que la sauvegarde du patrimoine ne relève pas seulement de la vigilance de la société civile, épaulée par des experts, relayée par les instances administratives compétentes.

La sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine constituent, dans le sens plein du terme, un acte de gouvernement, de gestion du bien public, qui suppose que l'Etat, avant d'entreprendre toute démarche en ce domaine, procède à la construction d'un véritable dispositif en coordonnant l'action de ses propres services.

Une candidature à l'inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial ne saurait se réduire, au risque d'en trahir radicalement l'esprit, à une opération de «lifting» touristico-culturel. Dans le cas des Oasis de Gabès, la démarche tunisienne n'aura donc de sens, s'il est encore temps, que si elle s'accompagne d'une volonté politique qui se traduise concrètement dans les faits et dans les lieux.

Si ce constat nous paraît exemplaire en vertu d'une certaine rigueur méthodologique, l'objectivité commande toutefois de signaler qu'il ne concerne pas la seule Tunisie. Il pourrait tout aussi bien valoir, mutatis mutandis, pour bien des cas analogues sous d'autres cieux.

Ce qui suit présente en revanche un caractère spécifique, non moins exemplaire.

L'universalité du patrimoine au péril du sectarisme

Il s'agit maintenant d'envisager la cohérence conceptuelle de ces démarches par rapport à ce que j'ai précédemment désigné par le terme «philosophie» patrimoniale.

Non sans rappeler à nouveau les ''Orientations'' ci-dessus citées, stipulant (en IID, 77.) qu'un bien a une valeur universelle exceptionnelle s'il témoigne «d'un échange d'influences considérable pendant une période donnée ou une aire culturelle déterminée» et s'il apporte «un témoignage unique ou du moins exceptionnel sur une tradition culturelle ou une civilisation vivante ou disparue».

Tautologie me répondrez-vous, puisque si l'on aspire à une telle reconnaissance c'est que l'on s'inscrit dans l'héritage de la communauté humaine, sans exclusive ni rejet, et que l'on reconnaît l'Autre comme élément consubstantiel à sa propre identité.

Tautologie néanmoins trompeuse puisque ce qui est vrai en théorie ne l'est pas forcément dans le contexte actuel. Là où des manifestations d'autisme, totalitaires et mortifères à la fois, voudraient imposer, contre l'histoire et la vie, la prétendue pureté d'une «culture» fondée sur une mythique autarcie, interdite de tout devenir.

Et je ne peux m'empêcher, en cruel contrepoint à l'idéalité de la liste indicative que nous considérons ici, de rappeler que, à fin janvier 2013, quelque 37 mausolées soufis – expression d'un patrimoine de religiosité populaire, et d'une architecture vernaculaire, modeste certes, néanmoins authentique – ont été saccagés ou détruits en Tunisie, à l'occasion de violences sectaires en totale opposition avec la notion même d'universel.

J'ai délibérément relevé que 9 des 10 objets qui figurent actuellement sur la liste indicative tunisienne reflètent, par leur diversité, la réalité multiple et variée d'un patrimoine fondamentalement métissé, comme beaucoup d'autres, au gré des flux et reflux de migrations et dominations diverses.

Formant des strates qui s'inscrivent, malgré d'inévitables ruptures, dans un continuum historique, à l'enseigne d'un syncrétisme de bon aloi. Les acquis d'une culture naguère dominante légués en partie à la nouvelle qui y ajoutait ses propres apports.

Définissant ainsi les fondements d'une identité, donc d'un patrimoine, qui se construit dans le mouvement et s'enrichit à chaque étape, sans pour autant renier sa spécificité.

Une exception toutefois dans ce déroulement historique, que vient d'évoquer Ali Guidara (''Aux petits hommes, la patrie reconnaissante'') : «l'islamo-arabité a été dès le début imposée par le fer et par le sang, en niant toute autre composante».

Malgré cela, en raison d'autres vicissitudes au cours des siècles suivants, le patrimoine et l'identité tunisiens ne se sont pas figés et ont continué d'évoluer avec la marche du monde.

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L'île des Lotophages sera-t-elle inscrite sur la Liste du Patrimoine Mondial de l'Unesco.

Une menace totalitaire qui refait brutalement surface

Menace totalitaire, dans la mesure où il ne s'agit pas seulement des lubies de quelques illuminés, mais de la stratégie d'une secte internationale, aux visées «néo-califales», qui s'est emparée (provisoirement?) du pouvoir en Tunisie. Secte qui ambitionne de modeler la société à sa guise, tout en falsifiant ses référents pour parvenir à ses fins.

La question patrimoniale se pose donc de toute autre manière et devient, qu'on le veuille ou non, un enjeu politique majeur.

En niant qu'il y ait eu des civilisations, des cultures, dignes d'intérêt et de respect avant le supposé islam originel, en prétendant nous reconduire 14 siècles en arrière et nous y figer pour l'éternité, l'on renie du même coup son appartenance à l'humanité et l'on s'interdit de partager son patrimoine.

L'on se condamne ainsi à la mort, psychique si ce n'est physique, puisque je n'existe, le patrimoine n'existe, qu'en fonction de ma reconnaissance de l'autre et de ma relation à lui.

Térence, Tunisien avant la lettre, l'avait bien compris lorsqu'il nous dit «Homo sum, humani nihil a me alienum puto – Je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m'est étranger».

Si la communauté internationale des femmes et hommes de culture s'accorde pour sauvegarder, mettre en valeur et partager des patrimoines dont l'exemplarité est reconnue, c'est dans un mouvement de concorde, d'échange et d'harmonie dans la diversité.

Comment des pouvoirs obsédés par une illusoire et stérile «unicité», qui tolèrent, si ce n'est prônent sournoisement, le rejet de l'autre, la haine et la violence peuvent-ils nous faire croire qu'ils adhèrent à la notion même d'universalité?

Nous voilà donc confrontés à la cohérence conceptuelle dont il était question dès les premières lignes.

Si l'autisme l'emporte en Tunisie, qu'à Dieu ne plaise, nous pourrons tout aussi bien retirer 9 des 10 objets qui figurent sur la liste indicative. Satisfaisant ainsi la logique délétère de ceux qui refusent toute antériorité et toute postérité.

Mais la Tunisie compte suffisamment de femmes et d'hommes de culture, de citoyens éduqués et ouverts, attachés aux libertés dans la pluralité, pour refuser la fatalité de l'obscurantisme.

Et puisqu'il a été longuement question des Oasis de Gabès, de leur patrimoine agri-culturel, je tiens à évoquer, emblématiquement et pour conclure, Magon. L'agronome qui a constitué une des sources majeures sur le sujet pendant des siècles. Pour souligner enfin, alors que l'on rasait Carthage, les 28 livres de son œuvre furent sauvés et traduits sur l'ordre exprès du Sénat romain.

* Historien, muséologue.

Illustration: oasis de Gabès (Ph. Abdelaziz Hali).