Tunisie : sit in du bardoEn ces temps de troubles et de tensions, il est du devoir des Tunisiens d'instaurer un climat de confiance, de s'écouter les uns les autres et de garder l'intérêt du pays au-dessus de leurs divergences.

Par Mohsen Kalboussi*

 

Difficile dans les temps qui courent d'être lucide. Tant de sang, de larmes et de désespoir en de meilleurs lendemains caractérisent la scène socio-politique de la Tunisie actuelle. Le pays stagne depuis un bon moment et l'on ne sait comment sera l'issue.

De nombreuses certitudes demeurent...

1- Les problèmes réels du pays, notamment sur le plan économique n'ont pas bougé d'un iota. Pire, nombreux indicateurs ont viré au rouge. Les forces en présence campent chacun sur sa position. En effet, les choix économiques qui ont mené les Tunisiens à se soulever en 2010 restent les mêmes (choix ultra-libéraux), complètement à l'encontre des attentes citoyennes qui veulent renforcer le secteur public et assurer un minimum de justice sociale;

Discordance entre les attentes et la dure réalité

2- Le corpus des lois iniques, notamment le code du travail, est toujours en vigueur, et rien ne prédit sa révision à moyen terme. Les contestations sociales et mouvements à répétition ne sont que l'expression de cette discordance entre les attentes et la dure réalité. Malheureusement, peu de forces politiques osent remettre en question ces dispositions qui règlement le marché du travail, afin d'accorder les droits et acquis sociaux aux ouvriers. Le secteur privé est surtout incriminé, puisque de nombreuses entreprises ne reconnaissent même pas les droits sociaux basiques des ouvriers. Le secteur informel a grossi de manière alarmante et l'Etat a du mal à lutter contre toutes les formes d'économie sous-terraine qui échappe à tout contrôle. A cela, ajoutons le sentiment d'impunité qui prévaut chez les opérateurs privés;

3- Le passif des années du règne du parti unique n'a pas été liquidé. La justice transitionnelle s'est transformée en justice transactionnelle et s'est réduite à la volonté des nouveaux maîtres du pays à l'indemnisation de leurs anciens prisonniers politiques. Tous ceux qui ont abusé de leurs pouvoirs ne se sont pas inquiétés et risquent, avec le temps qui passe, de passer à travers les mailles de cette justice. Pire, n'a-t-on pas assisté d'ailleurs au blanchiment de nombreux anciens apparatchiks, en les plaçant dans des postes de responsabilité d'un premier niveau!;

4- Nombreuses lois liberticides demeurent en vigueur, même si elles n'ont pas été appliquées ces derniers temps, dont le fameux article sur la diffamation du chef de l'Etat qu'on n'a pas encore mis en application ces derniers temps;

5- Aucune instance de contrôle n'a été mise en place, pour mettre un frein à toute forme d'abus de pouvoir et de dépassement des lois, notamment par les responsables administratifs ou politiques. L'impunité et le fait de se placer au-dessus des lois caractérisent nombreux hommes politiques qui ne se sentent pas obligés de rendre compte de leurs actes et continuent à faire fi de toutes les lois en vigueur dans ce pays. Nombreux discours politiques dépeignent un esprit de revanche et d'exclusion, et dénotent une immaturité politique caractéristique de nombreux personnages publics, surtout parmi ceux gravitant autour du pouvoir. La mise en place d'un ministère de la bonne gouvernance n'a rien modifié à la donne, et certaines pratiques, notamment la corruption, n'ont fait que s'accroître au cours des dernières années après la destitution du RCD;

6- Par rapport à ce dernier, et même si tout le monde s'en démarque dans son discours, les pratiques notamment clientélistes qui l'ont caractérisé ont survécu et continuent à sévir. N'a-t-on pas assisté à la désignation de responsables de premier plan, non sur la base de leurs compétences, mais de leur allégeance à tel ou tel parti politique? Certaines désignations vont même au cadre familial, indépendamment de la spécificité des responsabilités ou de leurs exigences "techniques". La neutralité de l'administration a été un vœu pieux auquel nombreux tunisiens continuent à croire. Il nous faut encore du temps pour en arriver là!

Les régions défavorisées toujours abandonnées

7- Les atrocités commises, surtout à l'encontre des prisonniers politiques, n'ont jamais inquiété aucun des bourreaux qui les ont pratiquées. Certains parmi eux se sont vus promus par les nouvelles autorités «révolutionnaires» de la Tunisie actuelle. Nombreux faits avérés de torture ont continué à sévir et certaines pratiques policières, d'un autre âge, continuent à être banalisées, sans que des mesures fermes ne soient prises pour leur mettre un terme.

Si de nombreuses victimes de ces pratiques horribles croient être épargnées par ces pratiques à cause de leur position actuelle, il n'en demeure pas moins que d'autres victimes des horreurs policières ne lâcheront pas leurs bourreaux et demandent qu'ils soient jugés. La banalité des contrôles d'identité est une des multiples facettes de l'aléatoire des pratiques policières. Cette pratique, justifiée dans certains cas, est tout simplement une des formes de contrôle de la citoyenneté et doit être cadrée par la loi, afin de mettre un terme à tous les abus liés à cette pratique.

8- Le rééquilibrage du développement en faveur des régions défavorisées a encore du temps à se mettre en place, et aucune mesure n'a encore été prise en vue de faire avancer les régions les moins avancées, du moins en termes d'allocutions budgétaires et de projets de développement. Les indicateurs sont là pour le prouver, et il est certain que si ce problème n'est pas traité, ces régions resteront des foyers de contestation de l'ordre établi.

9- L'espace de liberté conquis en 2011 s'amenuise de jour en jour, et les atteintes physiques et morales aux journalistes ne sont là que pour témoigner de l'ampleur du phénomène. Si le nombre de journaux et d'espaces d'expression s'est accru au cours des deux dernières années, nous sommes encore loin de la garantie institutionnelle de la liberté de la presse. Certains osent même dire que cet espace de liberté conquis doit être réduit, sinon muselé !

10- La jeunesse, cette masse informe qui a toujours été le moteur de tout changement, est la plus grande absente du paysage politique de la Tunisie actuelle. Même si certains groupes politiques ont des structures réservées aux jeunes, on voit mal leur émergence dans le paysage actuel. Si les jeunes n'aspirent pas à avoir des positions dans la sphère politique, il reste du devoir des structures partisanes et associatives de leur donner la chance de travailler afin de pouvoir émerger et évoluer de manière à ce qu'ils aient davantage de pouvoir et d'accéder aux sphères de prise de décision. Il est également important qu'un effort d'encadrement des jeunes soit mené, pour qu'ils s'intéressent davantage à la chose publique. Il est inutile de rappeler que les jeunes constituent l'avenir du pays, et que les vieux se doivent de leur garder la place, sans quoi ces derniers choisiront par eux-mêmes les structures qui les représentent et constituerait le porte-drapeau de leurs revendications.

11- La mise sous perfusion d'une part des Tunisiens, par l'accroissement des aides sociales, ne peut qu'être suicidaire à long terme et alourdirait les charges publiques, déjà ensanglantées par tant d'hémorragies et appelle à une révision sérieuse des critères d'attribution desdites aides. L'exemple grec est peut-être source d'inspiration où les autorités sont allées dans le sens d'inspecter les titulaires d'aide à la santé pour cécité et se sont rendues compte qu'une partie des personnes ayant déclaré être aveugles ne l'étaient pas. Il en est de même pour les personnes qui se sont déclarées pauvres ou indigentes en Tunisie. Des solutions alternatives pourraient se dessiner en soutenant ces groupes sociaux pour sortir de l'état d'assistés qu'ils vivent depuis un bon moment déjà !

Ne pas attiser les tensions dans le pays

Sans vouloir ajouter aux analyses qui pullulent sur la toile autour de questions institutionnelles et constitutionnelles sur lesquelles nous ne sommes pas compétents, il est du devoir des politiciens de ne pas attiser les tensions que traverse le pays. Les situations dans les pays voisins ne laissent pas à désirer et l'attachement aveugle à des structures qui ont fait fi des attentes des Tunisiens est un non-sens historique.

Il est de notre devoir d'instaurer un climat de confiance, de nous écouter les uns les autres et de garder l'intérêt du pays au-dessus de nos divergences.

Par rapport aux points évoqués plus haut (et d'autres non énumérés), disons simplement qu'aucune autorité ne pourrait s'asseoir si elle ne les traite pas ou qu'elle n'initie pas un débat autour des réponses qu'on devrait apporter aux maux du pays. La fuite en avant ne résout en rien le problème et risque, à terme, d'attiser des conflits dont le pays est en passe d'accumuler.

A bon entendeur, salut !

*Universitaire.