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Trois assassinats politiques en moins de neuf mois, dans un pays où ces pratiques sont quasiment inconnues, c'est un bilan à mettre à l'actif d'Ennahdha, parti islamiste au pouvoir, qui sème les graines de la violence dans le pays.

Par Hechmi Trabelsi*

Mohamed Brahmi est tué de 14 balles le jour où la Tunisie célèbre le 56e anniversaire de la république. Après Lotfi Nagdh et Chokri Belaid, tués en octobre 2012 et en février 2013, c'est le 3e assassinat politique en Tunisie depuis la révolution du 14 janvier 2011.

Si les assassins de Lotfi Nagdh sont connus et ont été déférés devant le parquet (malgré les appels d'Ennahdha à les libérer), ceux de Chokri Belaid courent encore. Les déclarations concernant leur identité sont nombreuses, mais il semble que les forces de l'ordre sont incapables de les mettre sous les verrous, encore moins de savoir leur motivation et leurs éventuels commanditaires. Faudra-t-il encore des mois et des mois pour savoir qui a tué Mohamed Brahmi?

Les dirigeants d'Ennahdha appellent à la haine et au meurtre

Quand il y a crime, il faut toujours se demander à qui il profite. Certainement pas à l'opposition, puisque c'est dans ses rangs que sont «choisies» les victimes. La logique voudrait que le parti au pouvoir soit le premier bénéficiaire de la disparition de ses rivaux. Nous n'irons pas jusqu'à dire que le gouvernement et/ou Ennahdha soient directement derrière ces crimes. Seuls des enquêtes et interrogatoires sérieux des présumés coupables de ces crimes permettront d'en connaitre les commanditaires. Mais le fait est que ceux qui s'opposent à Ennahdha soient de par leur appartenance politique (comme Nagdh, coordinateur de Nida Tounès à Tataouine), soit pour leur véhémence contre le parti au pouvoir (comme Belaid) ou encore pour avoir asséné des vérités qui font mal aux islamistes (comme Brahmi) sont éliminés. Ceci sans parler des menaces que reçoivent presque quotidiennement les leaders de l'opposition, les journalistes et les activistes de la société civile. Il faut également noter qu'aucun membre de la Troïka n'a été visé.

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Pour M'barka, veuve de Mohamed Brahmi, il ne fait aucun doute, Ennahdha est derrière l'assassinat de son époux.

Tous ces crimes surviennent après les appels enflammés à faire endosser la responsabilité de l'échec d'Ennahdha, et du gouvernement qui en est issu, à l'opposition, qu'on n'oublie jamais de railler en la qualifiant de «zéro virgule». Ali Larayedh, quand il était ministre de l'Intérieur, s'en est pris directement à Chokri Belaid et l'accuse d'être derrière les troubles de Siliana et d'autres régions du pays. Habib Ellouze, chantre d'un islamisme pur et dur, a désigné le même Chokri Belaid à la vindicte populaire. Sadok Chourou, un autre faucon, professeur universitaire de physique de son état, de surcroit «député du peuple», appelle à couper les mains et les pieds des sit-inneurs et autres manifestants (qui croyaient naïvement que le gouvernement d'Ennahdha allait leur donner du travail), et à les faire disparaitre de la surface de la terre. Tout dernièrement, le chef de la coalition Ennahdha à l'Assemblée nationale constituante (ANC), Sahbi Atig, dans un meeting populaire, demande à ses partisans de faire couler le sang de tous ceux qui remettent en cause la «légitimité» du pouvoir.

Ces appels directs sont fortement médiatisés. Moins médiatisés mais plus insidieux et durables, qui abusent de la bonne foi des gens, sont les appels quotidiens, du haut des minbars des mosquées, à la haine, à la sédition et au meurtre.

Ces appels, directs ou indirects, rappellent un moment fort de l'histoire d'Angleterre. Quand le roi Henri II, las de l'intransigeance morale de son ancien compagnon de débauche devenu Archevêque de Cantorbéry, Thomas Beckett, s'était écrié: «Mais qui me débarrassera de ce prêtre encombrant?» («Who will rid me of this troublesome priest?»), devant quatre chevaliers de sa suite. «L'encombrant» Archevêque fut par la suite assassiné en 1170. Il devint le saint martyr de la foi.

Cette apparente digression nous permet de dire que même si les (ir)responsables politiques nahdhaouis n'ont pas eux-mêmes tiré sur la gâchette, ils n'en sont pas moins coupables. Leurs appels sont tombés dans les oreilles de partisans zélés, fanatisés qui, à l'instar des quatre chevaliers de la cour d'Henri II, ont pris ces appels à la lettre, les percevant comme un ordre royal, quasiment divin. Tout le monde en connait malheureusement les conséquences.

L'encouragement tacite de la violence

Si les appels à la haine et au meurtre sont la cause indirecte des assassinats politiques que connait la Tunisie post-révolution, un autre élément non moins important doit être relevé: l'encouragement tacite de la violence.

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Me Basma Khalfaoui accuse ouvertement Ennahdha de l'assassinat de son époux, Chokri Belaïd. 

Quand les soit disant Ligues de protection de la révolution (LPR) sont considérées par les plus hauts responsables comme «l'âme» de la révolution; quand les salafistes rappellent à Rached Ghannouchi, mauvais génie de la Tunisie politique actuelle et gourou incontesté du mouvement Ennahdha, sa jeunesse et, aux dires de l'ex-Premier ministre, ne viennent pas de la planète Mars; quand, le 9 avril 2012, de paisibles citoyens veulent fêter la fête des martyrs et sont sauvagement attaqués par la police, épaulée par des milices d'Ennahdha; quand l'ambassade américaine est assaillie par les hordes de ces mêmes salafistes et que les tribunaux ne les condamnent qu'à des peines légères, comme s'ils n'étaient coupables que d'avoir provoqué une rixe sur la voie publique; quand s'installe un trafic d'armes jamais égalé dans l'histoire du pays; quand des extrémistes religieux sont invités en grande pompe et reçus par les plus hautes autorités de l'Etat; quand des prédicateurs d'un autre âge débarquent en Tunisie pour prêcher le fanatisme et la sédition, sans pour autant inquiéter le moins du monde le Procureur de la République; quand des jeunes tunisiens et tunisiennes sont enrôlés en masse pour combattre en Syrie, qui sur le terrain, qui dans les alcôves pour soulager les «guerriers de l'islam»; quand le drapeau tunisien est décroché du toit de la Faculté des Lettres de la Manouba et que l'auteur de cette infamie est à peine égratigné par la justice; quand le doyen de cette faculté est trainé devant les tribunaux alors que tout concourt à incriminer ses agresseurs; quand les fêtes nationales sont évoquées par les politiques du bout des lèvres – quand tous ces éléments et bien d'autres encore se conjuguent, alors se crée chez les fauteurs de trouble un sentiment d'impunité, un encouragement clair qu'ils peuvent poursuivre sur leur lancée et rêver d'établir en Tunisie sinon un califat, du moins une république islamique.

C'est principalement à ce niveau que réside la vraie responsabilité politique et morale du parti dominant et du pouvoir en place.

Si un parti politique est par définition appelé à se défendre, à vouloir survivre malgré l'adversité, le gouvernement ne peut se prévaloir d'une quelconque légitimité quand il ne peut plus assurer la moindre des garanties, à savoir la sécurité des personnes.

Vers le chaos généralisé

Nous ne parlerons pas ici du bilan catastrophique sur les plans économique, social, culturel et politique. L'échec patent à protéger la population, du fait d'un laisser-aller complice et d'un laissez-faire coupable de la part des autorités politiques et de certains membres de l'appareil sécuritaire et judiciaire vis-à-vis de deux groupements qui seraient, partout ailleurs dans le monde, classés parmi des organisations terroristes, doit nécessairement mener à un chaos généralisé que ne mérite ni la longue histoire de notre pays ni ne peut souffrir la belle révolution tunisienne.

*Universitaire.