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Une vie digne est un minimum requis pour accéder au statut de citoyen de cette nouvelle Tunisie qui se veut garante d'un minimum de justice sociale, hautement réclamée par l'ensemble de ses habitants.

Par Mohsen Kalboussi*

Le problème des inégalités de développement entre les régions a été une des causes du soulèvement des Tunisiens il y a de cela deux années. Deux années passées sans que l'on voit les prémisses d'un quelconque changement dans les politiques de développement adoptées par les différents gouvernements.

Il est vrai que c'est difficile de voir des changements radicaux au bout d'une période de temps aussi courte, mais il y a aussi des raisons de s'inquiéter sur les orientations socio-économiques du gouvernement provisoire qui s'éternise au pays.

Contexte global

Il est indéniable que le centre-ouest de la Tunisie occupe les derniers rangs en terme de développement, selon les données les plus récentes du ministère du Développement régional (Itceq, 2012a). Les indicateurs globaux de développement régional placent en dernière position le gouvernorat de Kasserine, suivi par celui de Kairouan et Sidi Bouzid (figure suivante).

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L'institut supérieure des éudes technologiques de Kairouan.

S'il est difficile de traiter globalement les problèmes liés au développement d'une région bien déterminée, en l'occurrence celle de Kairouan, nous nous proposons de présenter ses caractéristiques globales, pointons les données manquantes et proposons quelques pistes de réflexion sur les voies permettant d'améliorer les indicateurs de développement évoqués ci-dessus.

Caractéristiques de la région

Le gouvernorat de Kairouan est situé en Tunisie centrale. Il occupe une superficie de 6.712 km² et compte une population de 546.209 habitants (INS, 2006). Il est marqué par un climat à dominante aride (la pluviométrie moyenne annuelle varie de 200 au sud du gouvernorat à 350 mm au nord). Cette donnée climatique est fondamentale, car elle détermine largement les activités agricoles qui sont une dominante de l'économie régionale, d'autant plus que 68,2% de la population de la région habite en milieu rural (contre 35,1% à l'échelle nationale).

En terme d'éducation, la région de Kairouan se caractérise par un taux très élevé d'analphabétisme (38,1% en 2004 contre 23,3% à l'échelle nationale). Ce taux est variable en fonction des délégations, enregistrant son maximum dans à Sbikha (plus de 45%), alors que la ville de Kairouan enregistre les taux les plus bas (Itceq, 2012b). L'analphabétisme frappe davantage les habitants des zones rurales que ceux vivant dans des agglomérations ou en milieu urbain.

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Un berger dans les steppes de Kairouan: les paysans sont une population abandonnée.

Cette réalité cache une autre. En effet, les femmes sont plus touchées par l'analphabétisme que les hommes. Sur les 11 délégations que compte le gouvernorat, huit présentent un taux d'analphabétisme féminin supérieur à 50% (INS, 2006) !

En matière de santé, Kairouan se trouve uniquement en avant des deux autres gouvernorats du centre-ouest du pays (Itceq, 2012a). Cette réalité cache elle aussi une autre: les disparités entre la ville et les différentes délégations sont énormes.

En effet, le nombre de lits d'hôpitaux pour 1000 habitants dans les différentes délégations est inférieur à la moitié de ceux réservés à la ville. Il enregistre un minimum de 0,14 lits pour la délégation de Sbikha, avec un médecin pour 11.457 habitants (Odco, 2010)! Par rapport à la moyenne nationale, seule la ville de Kairouan se situe au-dessus de cette moyenne.

Cinq délégations ne disposent pas encore de centres pour la mère et l'enfant, et aucune délégation ne dispose encore de médecin spécialiste (Odco, 2010)! Les données concernant les centres de santé de base en milieu rural ne sont pas disponibles pour être commentées.

Dans l'ensemble du gouvernorat, uniquement trois délégations présentent des taux de raccordement à l'eau potable supérieurs à 50%, et seule la ville de Kairouan a un taux de raccordement supérieur à la moyenne nationale. La délégation d'El Ala présente le taux le plus faible, avec moins de 20% de la population accédant à l'eau potable (Itceq, 2012b). Ce taux est le plus faible en milieu rural où nombreux établissements publics sont encore dépourvus d'eau potable (écoles primaires). Il y a lieu d'ajouter à ce qui précède qu'en milieu rural, les foyers ne sont pas tous raccordés au réseau Sonede, mais que l'eau potable qui leur est fournie est gérée par des structures associatives locales dont la gestion laisse beaucoup à désirer...

Par rapport à l'assainissement, en dehors de la ville de Kairouan, le taux de raccordement est inférieur à la moyenne nationale. Il est autour de 20% dans 3 délégations et inférieur à 10% dans 6 autres. Seules 3 autres délégations disposent d'une station d'épuration, en plus de celle de la ville de Kairouan, en conséquent 6 autres délégations en sont dépourvues. Les rejets des eaux usées non traitées dans les fosses septiques pourraient avoir des conséquences environnementales négatives, notamment dans la délégation de Sbikha où des problèmes de pollution de la nappe phréatique commencent à se faire sentir (Odco, 2010).

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Des paysannes de Kairouan construisent un cordon en pierres pour intercepter les eaux de ruissellement et les faire pénétrer dans le sol afin qu’elles ne se perdent pas.

L'ensemble de la région dispose de quatre salles de cinéma réparties dans 4 délégations sur 11. Le nombre de salles disposées à accueillir des troupes de théâtre est uniquement de 3. La région comprend 17 bibliothèques publiques inégalement réparties selon les délégations (par rapport au nombre d'habitants).

Le centre-ouest de la Tunisie présente le taux de pauvreté extrême (fixé à 757 dinars par an et par individu dans les grandes villes contre 571 dinars par an et par individu dinars dans les zones non communales; INS, 2012) le plus élevé en Tunisie. Il est estimé à 14,3% de la population. Cette pauvreté est évidemment corrélée au chômage et au taux d'analphabétisme des habitants de la région. Elle est également liée aux facteurs ci-dessus présentés.

Cette pauvreté est uniformément répartie dans l'ensemble du gouvernorat. Son taux est nettement supérieur à la moyenne nationale. Il dépasse les 25% de la population dans la délégation d'El Ala (Itceq, 2012b).

En guise de conclusion

Les données présentées ci-dessus sont évidemment incomplètes, car elles manquent de nombreuses données sectorielles, notamment concernant les activités économiques caractéristiques de la région, en particulier le secteur agricole. Elles soulignent cependant l'écart que vit le gouvernorat par rapport aux régions plus favorisées du pays. Ces écarts sont évidemment la conséquence des choix économiques et sociaux adoptés par les autorités politiques qui ont gouverné la Tunisie depuis le départ des Français.

Cette situation ne date pas d'aujourd'hui, et si des mesures de correction auraient été apportées par les responsables régionaux, beaucoup de situations n'auraient pas été dramatiques qu'elle se présentent actuellement. Il faut également remarquer que si les mêmes politiques continuent à être adoptées par les autorités actuelles, elles creuseront davantage les écarts entre les régions appauvries et celles se trouvant dans de meilleures situations.

Ce tableau, bien que préoccupant, conforte l'idée de la marginalisation délibérée de certaines régions de l'intérieur du pays par rapport à d'autres, nettement plus privilégiées.

Un autre point mérite qu'on s'y arrête, à savoir que les délégations de la région accusent un net retard par rapport à la ville de Kairouan. Ceci est «normal», mais il pointe une défaillance dans les choix régionaux, toujours centrés autour de la ville et marginalisant le reste du gouvernorat. Cet écart est la conséquence de la sous-représentativité de ces localités dans les structures de prise de décision à l'échelle régionale. Dans les délégations, les zones urbaines et agglomérations sont également privilégiées par rapport aux zones rurales où se trouvent tous les ingrédients du sous-développement régional.

Lié au point précédent, le manque de structures de service, notamment les municipalités dans les délégations, est très révélateur de cette situation. En effet, en dehors de la ville, seules deux délégations comprennent plus qu'une municipalité! Cette situation est à remédier au plus vite, car de nombreuses agglomérations se sont créées au cours des 50 dernières années, et méritent d'acquérir un statut de municipalité.

Les conséquences sociales de ces choix économiques sont dramatiques, et il est indéniable que des efforts doivent être fournis par la communauté nationale pour atténuer les écarts de développement entre la région de Kairouan (ainsi que celles du centre-ouest) et le reste du pays.

Parmi les priorités absolues, nous pensons qu'il faut garantir un accès à l'eau potable pour les populations qui en sont actuellement dépourvues.

Il y a lieu également de niveler les moyennes locales (au niveau des délégations) à la moyenne nationale, notamment en terme de santé, d'éducation, d'assainissement, et bien d'autres secteurs.

Des alternatives au modèle de développement de la région devraient être développées, afin d'assurer une vie décente aux populations, particulièrement celles vulnérables et marginalisées de la région.

Une vie digne est un minimum requis pour accéder au statut de citoyen de cette nouvelle Tunisie qui se veut garante d'un minimum de justice sociale, hautement réclamée par l'ensemble de ses habitants lors de leur soulèvement historique de décembre 2010-janvier 2011. Que cela soit l'objectif auquel devraient converger tous les efforts de sa construction.

Soulignons également le fait que les autorités administratives ne peuvent pas à elles seules résoudre les problèmes de la région, et que l'association de la société civile aux différents niveaux de prise de décision est une condition nécessaire à un développement juste et équitable.

Certains éléments manquent dans les données officielles, notamment celles relatives à l'environnement où des études sérieuses sur la région manquent et méritent d'être initiées. Nous évoquons dans ce cadre un seul exemple, à savoir la présence d'une plante envahissante (Morelle jaune, Solanum eleagnifolium) qui occupe des terrains notamment agricoles de plus en plus étendus et pour laquelle un programme spécifique d'éradication devrait être initié.

Un travail de fond devrait être entrepris pour disposer de données fiables pouvant être la base d'un diagnostic objectif de la situation de la région et dresser les priorités de développement. C'est évidemment le cas du taux d'analphabétisme particulièrement élevé dans la région. Pourquoi une telle situation, et quelles sont les causes qui sont à l'origine de cet état ? La recherche de ces causes et des solutions appropriées pour limiter ce fléau ne pourrait être que salutaire.

Nous pensons, enfin, que ce travail de réflexion, avec toutes les imperfections qu'il peut présenter, devrait être initié dans d'autres régions, afin de s'arrêter sur les problèmes réels de la population. Sans une approche pareille, les solutions préconisées aux problèmes de développement aux échelles régionale et locale ne viendraient jamais à bout des problèmes auxquels on voudrait faire face.

*Universitaire.

Demain : Développement régional au gouvernorat de Kairouan : les prémisses d'un échec annoncé! (2/2)

Références
- INS, 2006. Recensement général de la population et de l'habitat. Tome 4, le centre-ouest, 96 p.
- INS, 2012. Mesure de la pauvreté, des inégalités et de la polarisation en Tunisie 2000-2010, 53 p.
- Itceq, 2012a, ministère du Développement régional et de la Planification, Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (Itceq). Indice du développement régional, 25 p.
- Itceq, 2012b, ministère du Développement régional et de la Planification, gouvernorat de Kairouan. L'indicateur de développement régional, 24 p.
- Odco, 2010, ministère du Développement régional et de la Planification, Office du Développement du Centre-Ouest, gouvernorat de Kairouan en chiffres, 98 p.