ghannouchi egypte 7 11

S'il tire les leçons de ce qui s'est passé en Egypte et évite la violence et les soubresauts populaires, s'il suit une voie civilisée et pacifique vers l'alternance au pouvoir, Ennahdha n'en sortira que plus grand. Autrement...

Par : Hechmi Trabelsi*

Dans une interview accordée à ''Al-Shark Al-Awsat'' qui parait à Londres, Rached Ghannouchi, le président du parti Ennahdha a déclaré que ce qui s'est passé en Egypte ne peut se reproduire en Tunisie et que toutes les tentatives des jeunes et des partis politiques seront vaines. Il a indiqué qu'Ennahdha est un parti civil, qui a fait beaucoup de compromis et abandonné un grand nombre de ses principes idéologiques (islamistes) dans le but de réaliser un consensus général. Il a ajouté que, de toutes les façons, le gouvernement actuel se compose d'un parti ayant des références religieuses et de deux autres partis laïcs et que, de ce fait, il s'agit d'un gouvernement d'intérêt (sinon d'union) national(e).

Ennahdha joue à qui perd gagne

Nous rappelons que cette interview a été donnée à la suite de la seconde révolution égyptienne. Même si nous reviendrons plus tard à cette discussion, il serait utile quelques conclusions de cette déclaration.

1- Ennahdha a adopté le principe de «dakhel fil ribh, kharej fil khsara» (principe que tous les joueurs de cartes «Noufi» connaissent bien, consistant à miser sur un joueur pour partager les bénéfices tout en n'assumant pas les pertes) dans la mesure où Ennahdha récoltera les fruits de l'éventuelle réussite du gouvernement; dans le cas contraire, les deux partenaires (CpR et Ettakatol) paieront pour les pots cassés et partageront l'échec.

Le président d'Ennahdha feint d'oublier que le gouvernement actuel (hormis les concessions faites pour les ministères de l'Intérieur, des Affaires Etrangères, de la Justice et de la Défense, à la tête desquels ont été nommés des ministres soi-disant «neutres») est composé à 80% de ministres nahdhaouis et qu'il ne reste des deux partenaires que le nom : le CpR a implosé et s'est divisé en trois partis, alors qu'il ne reste que le spectre d'Ettakatol.

2- Ennahdha et son président ne font des concessions que sous la pression de la rue et des coups de boutoir de la société civile. Rappelons à cet égard le feuilleton de la «chariâ» et la nécessité de l'inscrire en tant que source principale de la législation. Nous savons tous ce qu'il en est advenu. Le rôle joué par le CpR et Ettakatol à ce niveau reste à déterminer. Peut-être que l'avenir (quand ces deux partis ne seront plus soumis à l'influence d'Ennahdha) nous apprendra des choses.

3- Une grande confusion prévaut dans l'esprit des Nahdhaouis quant au concept de la légitimité. La situation en Egypte a réveillé en eux de vieux démons et ils crient à qui veut les entendre que la légitimité électorale a été bafouée en Egypte et qu'il s'agit d'un coup d'Etat militaire, dans la tradition de ce qu'a connu l'Egypte depuis Gamal Abdennasser.

Parler de coup d'Etat est une aberration. La démocratie, c'est le pouvoir du peuple. Si le peuple retire sa confiance à ses élus, ces derniers perdent leur légitimité. Alors, quand 22 millions d'égyptiens sortent dans la rue pour signifier leur ras-le-bol et leur désaccord avec un président (même démocratiquement élu) celui-ci se doit de se soumettre à la volonté du peuple et quitter le pouvoir.

Un vote populaire n'est pas un chèque en blanc

Les élections, même dans les pays où la démocratie est depuis longtemps établie, ne correspondent pas à un chèque en blanc ou à un bail illimité, mais restent un moyen de contrôle et d'équilibre (le fameux checks and balance anglo-saxon). Il s'agit d'un contrat social et politique qui peut être rompu à tout moment si l'une des parties contractantes faillit à une ou plusieurs clauses du contrat. Si un mariage ne tient pas ses promesses, l'un des deux conjoints peut le dénoncer et demander le divorce. Dans le cas d'espèce, Morsi n'a pas voulu divorcer à l'amiable; la sentence du tribunal populaire lui a été défavorable et il devait se plier au jugement. Il s'est entêté et il a été condamné à ses torts, perdant du coup sa soi-disant légitimité.

Si en Tunisie, le pouvoir en place ne reconnait pas ses échecs, son incompétence et son incapacité à tenir ses promesses; s'il continue à faire la politique de l'autruche et à faire preuve de cécité intellectuelle et politique; s'il persévère dans son autisme et son arrogance; s'il poursuit sa fuite en avant; s'il juge que le peuple tunisien n'a pas l'intelligence et la pugnacité du peuple d'Egypte, alors il n'aura qu'à s'en prendre à lui même et les regrets ne lui serviront à rien. D'autant plus que, pour le pouvoir en place en Tunisie, légitimité ne rime pas avec légalité.

Nous ne voudrions pas entrer dans des arguties juridiques, mais le décret-loi ayant convoqué les élections du 23 octobre 2011 était sans équivoque: l'Assemblée nationale constituante (Anc) avait pour principale mission de rédiger une nouvelle constitution et disposait d'une seule année pour ce faire, avec la possibilité d'une seule prorogation de son mandat. Nous connaissons tous l'issue qu'à connue cette dernière disposition, avec le refus de la majorité des membres de l'Anc de se limiter à la durée prescrite par le décret-loi.

Nous ne voudrions pas non plus trop nous appesantir sur l'engagement pris par tous les partis politiques (à l'exception du CpR) de respecter le délai d'une année avant de nouvelles élections, ni les déclarations tonitruantes des principaux dirigeants du parti majoritaire, Ennahdha, qu'ils avaient pris un engagement moral et qu'ils ne reviendraient jamais sur la parole donnée (dixit Rached Ghannouchi et Habib Ellouze).

Ennahdha acceptera-t-il de céder le pouvoir?

4- Ennahdha et ses alliés (ou ce qui en reste) ne semblent pas avoir l'intention de fixer, une fois pour toutes, la date de nouvelles élections, encore moins de quitter le pouvoir. En effet, pas moins de 17 dates ont été annoncées jusqu'à présent, mais aucune n'a été respectée. La dernière proposition faite lors de l'intronisation de l'actuel gouvernement provisoire était de tenir des élections entre octobre et décembre 2013. 

Cette date est d'ores et déjà remise en cause, et de nombreuses voix parmi la majorité de s'élever pour la moduler et proposer que les élections présidentielles aient lieu entre ces deux dates et que les élections législatives soient reportées à une date ultérieure. Quant aux élections municipales, personne ne semble s'en soucier.

Dans ce contexte, nous sommes en droit de nous poser quelques questions: que peut vouloir dire une démocratie si elle n'est pas ponctuée par la tenue d'élections, d'une façon périodique et à des dates connues de tous? A quoi sert une légitimité si elle n'est pas compatible avec la légalité? Qui donne sa légitimité à un pouvoir: le peuple qui l'a élu ou les représentants de ce pouvoir? Un gouvernement provisoire a-t-il le droit de procéder à des nominations en masse pour mieux contrôler les rouages de l'Etat, alors que la logique et l'honnêteté intellectuelle veulent que l'administration reste neutre en période de transition?

5- A défaut de la sentence des élections, les seuls indicateurs valables pour juger de la performance d'un gouvernement restent d'un côté ses résultats et, de l'autre, les sondages d'opinion. Plus de la moitié de la population (si tant est que les sondages d'opinion reflètent fidèlement cette population) estime que ce gouvernement n'a pas tenu ses promesses, qu'il reste éminemment inefficace sur les plans économique, social, culturel, politique et sécuritaire. Les différents déclassements de la note souveraine de la Tunisie par toutes les agences mondiales de notation, l'incapacité du gouvernement à aller au-delà des déclarations d'intention et de présenter un bilan tangible et vérifiable de ses réalisations, le malaise social et politique général, la grogne populaire devant la montée vertigineuse des prix des denrées de base, le ras-le-bol de la classe politique et des élites intellectuelles – tous ces éléments sont autant de signes qui démontrent, si besoin est, la crise de confiance entre le pouvoir et le peuple. Si ce peuple se révolte de nouveau, à l'instar du peuple égyptien, pour exiger le départ du pouvoir en place, qu'en seraient les conséquences pour le pays, à court et moyen termes? Parlera-t-on encore de légitimité et de légalité?

Pour un gouvernement d'union nationale

7- Nous ne préconisons pas le chaos prévisible qui suivra nécessairement la chute violente de ce gouvernement. Nous préférerions parler d'un «divorce à l'amiable» par lequel le gouvernement actuel appellera à la rescousse un gouvernement d'union nationale, formé de compétences reconnues pour leur professionnalisme et leur intégrité, et lui remettra d'une manière pacifique et civilisée les rênes du pouvoir.

Là où Hamadi Jebali a échoué, Ali Lârayedh devra en convaincre son parti. Ce gouvernement d'union nationale, dont le mandat sera limité dans le temps, aura pour principale tâche de conduire les affaires de l'Etat, de relancer l'économie, de rétablir la confiance du peuple et de nos partenaires étrangers, et, surtout, de mener le pays vers des échéances électorales claires et raisonnables en vue d'élire un président, un parlement et les divers conseils municipaux.

8- Nous ne préconisons pas non plus la dissolution de l'Anc, mais nous demandons que cesse cette hémorragie qui a déjà englouti plus de 11 millions de dinars, ponctionnés sur les deniers publics. L'Anc se doit de fixer une date butoir pour parachever la rédaction de la constitution afin de la soumettre à un collège de spécialistes en droit constitutionnel qui la réviseront et, si besoin est, l'amenderont pour une meilleure lisibilité et un plus grand consensus.

9- Nous insistons sur la nécessité de revenir sur les milliers de nominations, faites sur la base de l'allégeance politique et non de la compétence professionnelle, et ce à tous les niveaux de l'administration et des rouages de l'Etat, allant du «ômda» en passant par les délégués, les gouverneurs, les Pdg, jusqu'aux forces de sécurité.

Cette décision constitue la seule voie raisonnable pour garantir des élections libres et transparentes. Nous savons tous comment procédait le Rcd, ex-parti au pouvoir dissous, pour truquer les élections. Les mains des «omdas» et autres délégués, gouverneurs et fonctionnaires du ministère de l'Intérieur étaient bien occupées à bourrer, voire carrément remplacer, les urnes, changer les résultats et intimider les électeurs. Il semble qu'Ennahdha, par le truchement de ces nominations, aspire à reconduire les mêmes pratiques, reprendre le scénario Rcdiste, au service d'une nouvelle forme de tyrannie, pour le bénéfice d'une nouvelle mafia politico-financière.

Toutes ces préconisations et suggestions sont aisément réalisables, car dénuées de tout extrémisme ou d'exigences démesurées, si et seulement si le parti au pouvoir accepte de se départir de son arrogance, de son jusqu'auboutisme et de son désir d'hégémonie. S'il tire les leçons de ce qui s'est passé en Egypte et évite la violence et les soubresauts populaires, s'il suit une voie civilisée et pacifique vers l'alternance au pouvoir, il n'en sortira que plus grand. Autrement, il connaitra le même sort que le président égyptien déchu.

* Université de Tunis.