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Le président Jacob Zuma a annoncé, jeudi soir, en direct, à la télévision sud-africaine la mort de Nelson Mandela à 95 ans. A cette occasion, nous publions un article que lui a consacré le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa.

Par Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature (traduit de l'espagnol par Abdelatif Ben Salem)

 Nelson Mandela, l'homme politique le plus admirable et le plus respecté en ces temps agités, agonise dans un hôpital de Pretoria et il est probable qu'à la publication de cet article, il sera déjà mort, quelques semaines seulement avant de fêter son quatre-vingt quinzième anniversaire.

Pour une fois, nous pouvons être sûrs que les éloges qui pleuvront sur sa sépulture seront justes, car l'homme d'Etat sud-africain a bouleversé l'histoire de son pays d'une manière qu'aucune personne au monde ne croyait possible. Avec son intelligence, son intégrité, sa droiture et son courage, il a administré la preuve que les miracles, dans le domaine politique, sont parfois possibles.

Vingt-sept ans d'incarcération à Robben Island

Avant de s'intégrer dans la marche de l'histoire, ce miracle a germé dans la solitude d'une conscience, au sinistre pénitencier de Robben Island, où Mandela débarqua en 1964 pour y purger une peine de travaux forcés à perpétuité. Les conditions que le régime d'Apartheid imposait à ses prisonniers politiques dans cette île entourée de courants tourbillonnants infestés des requins, en face de la Ville du Cap, étaient on ne peut plus cruelles. Une geôle si minuscule qu'on dirait une niche ou la cage d'un fauve, une natte en paille, un bouillon de maïs servi trois fois par jour. Le silence obligatoire était la règle, une demi-heure de visite tous les trois mois, et le droit de recevoir et d'écrire deux lettres seulement par an, où les questions politiques ou d'actualité ne devaient jamais être évoquées. C'est dans cet isolement, cet ascétisme et cette solitude que Mandela a passé les neuf premières années de ses vingt-sept ans d'incarcération à Robben Island.

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Nelson Mandela dans sa cellule de Robben Island.

Au lieu de se suicider ou de sombrer dans la folie comme la plupart de ses compagnons de prison, Mandela médita profondément pendant ces neuf années, il révisa ses idées et revit ses idéaux, il entama une autocritique radicale de ses convictions et atteignit à cette sérénité et cette sagesse qui guideront désormais toutes ses initiatives politiques.

Même s'il n'a jamais partagé la position de la Résistance défendue par son parti l'African National Congress de l'«Afrique aux Africains» qui prônait de jeter les Blancs de l'Union Sud-Africaine à la mer, Mandela, comme que les dirigeants les plus modérés Sisulu et Tambo, était persuadé que ce régime raciste et totalitaire ne serait abattu que par les actions armées, les opérations de sabotage et les autres formes de violence. Pour ce faire, ils ont créé un groupe de commandos, appelé Umkhonto we Sizwe, intégré par de jeunes militants ayant reçu une formation militaire à Cuba, en Chine populaire, en Corée du Nord et en Allemagne l'Est.

Il a fallu beaucoup de temps – des mois, probablement des années – pour se convaincre que cette conception du combat contre l'oppression et le racisme en Afrique du Sud était erronée et non productive, et qu'il fallait renoncer à la violence et opter pour les moyens pacifiques, autrement dit, explorer les voies qui inciteront les dirigeants de la minorité blanche – les 12 % de la population qui exploite et discrimine iniquement les 88 % restant – à s'asseoir à la table des négociations, (et ensuite) pour les persuader de ne pas abandonner le pays une fois l'Afrique du Sud devenue une démocratie dirigée par la majorité noire, parce que la coexistence entre les deux communautés est non seulement possible mais nécessaire.

Une transition pacifique de l'Apartheid à la liberté

En ces temps, c'est-à-dire vers la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, penser en ces termes était considéré comme une vue de l'esprit complètement déconnectée de la réalité. La brutalité irrationnelle avec laquelle la majorité noire était réprimée et les actions sporadiques de terreur par lesquelles les résistants répondaient à la violence de l'Etat ségrégationniste avaient instauré un climat de haine et de rancœur, annonçant tôt ou tard des catastrophes majeures pour le pays. Pour la minorité blanche, en particulier pour les Afrikaners, véritables maîtres du pays, la liberté des Noirs signifiait ou la disparition ou l'exil.

Cependant, il est surprenant que Mandela, parfaitement conscient des difficultés vertigineuses qui l'attendaient sur le chemin qu'il avait tracé, ait pris la résolution de poursuivre dans cette voie, mieux, qu'il persistera sans céder un seul instant à la démoralisation et au désespoir.

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Mandela sur son lit d'hôpital, peu de temps avant sa mort: Jamais un homme n'a si méritoirement incarné son pays. 

Vingt ans plus tard, ce rêve chimérique prenait corps: une transition pacifique de l'Apartheid à la liberté et la décision de la communauté blanche de demeurer au pays pour vivre côte à côte avec les millions de Noirs et de Métis sud-africains, lesquels, à leur tour convaincus par la force de son exemple et par ses arguments, avaient décidé d'opter pour l'oubli et le pardon des offenses et des crimes du passé.

Il faut revenir à la Bible, à ces histoires exemplaires de catéchisme qu'on nous racontait quand nous étions enfants, pour essayer de comprendre le pouvoir de conviction, la patience, la volonté d'acier et l'héroïsme dont Mandela a dû faire preuve pendant ces longues années pour arriver à convaincre, d'abord ses propres compagnons de Robben Island, les adhérents de l'African National Congress, les gouvernants eux-mêmes et, enfin, la minorité blanche, qu'il n'était pas impossible que le langage de la raison puisse se substituer à la peur et aux préjugés, qu'une transition non violente était quelque chose de réalisable, parce que c'était la seule condition qui permette de jeter les bases d'une coexistence humaine qui remplace le système cruel et ségrégationniste que l'Afrique du Sud a subi pendant des siècles.

J'estime que Nelson Mandela est digne de reconnaissance autant pour le travail herculéen, interminable et lent pour que ces idées et convictions puissent creuser peu à peu leur sillon à travers les rangs de ses compatriotes, que pour les services extraordinaires qu'il rendit ensuite à ses concitoyens et à la culture démocratique en tant que chef d'Etat.

Substituer la tolérance au fanatisme

Il faut rappeler que celui qui porta sur ses épaules le poids de cette magnifique entreprise était un prisonnier politique qui vivait, jusqu'à l'année 1973 quand les conditions de détention à Robben Island se sont quelque peu améliorées, plus ou moins confiné dans une cellule minuscule, complètement coupé du monde extérieur, et qui ne disposait que de quelques minutes par jour pour échanger quelques mots avec les autres détenus. Mais sa ténacité et sa patience ont rendu possible l'impossible. Alors que, depuis une prison un peu moins dure que dans les années soixante-dix, il étudiait et réussissait son diplôme d'avocat, ses idées brisaient les unes après les autres les appréhensions plus que légitimes de la population sud-africaine noire et métisse, laquelle finit par admettre ses thèses, à savoir que le combat pacifique pour pousser l'adversaire à la table de négociation serait plus efficace et plus rapide pour la libération du pays.

Il était plus difficile encore de convaincre une minorité blanche, détentrice du pouvoir, persuadée d'être investie par le droit divin de l'exercer exclusivement à jamais et pour toujours à son profit. Ce sont là les fondements philosophiques mêmes de l'Apartheid, que leur auteur intellectuel, le sociologue Hendrick Verwoerd, avait annoncés à l'université de Stellenbosch en 1948 et qui furent adoptés presque à l'unanimité par les Blancs au cours des élections tenues la même année. Comment les convaincre qu'ils étaient dans l'erreur, qu'ils devaient renoncer non seulement à ces idées mais aussi au pouvoir, et se résigner à vivre dans une société dirigée par la majorité noire?

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Mandela tend la main au dernier symbole du régime de l'Apartheid, De Clerck. 

L'effort a duré plusieurs années, mais à la fin, comme la lancinante goutte qui fend la roche, Mandela a ouvert des portes dans cette citadelle de peur et de méfiance. Un jour, le monde entier apprit, stupéfait, que le leader de l'African National Congress quittait par moment la prison pour aller prendre le thé de cinq heures en toute civilité, en compagnie de ceux qui seront les deux ultimes représentants de l'Apartheid: Botha et De Klerk.

Quand Mandela a été élu président, sa popularité en République sud-africaine était indescriptible tant dans la communauté noire que blanche. (Je me souviens avoir vu en janvier 1998 à l'Université de Stellenbosch, bastion de l'Apartheid, un mur tapissé de photographies d'étudiants et de professeurs accueillant Mandela en délire). D'habitude cette dévotion populaire mythologique enivre ceux à qui elle se destine – comme Hitler, Staline, Mao, Fidel Castro – et les transforme en tyrans et en démagogues. Mais Mandela ne fut pas ensorcelé par elle. Il est resté l'homme modeste, austère et honnête qu'il a toujours été et à la surprise du monde entier il a refusé de rester au pouvoir comme le lui demandaient ses compatriotes. Il s'est retiré pour passer les dernières années de sa vie dans le village indigène d'où sa famille était originaire.

Mandela est le parfait exemple – l'un des rares aujourd'hui – qui confirme que la politique n'est pas seulement cette affaire sale et médiocre comme tout le monde le croit, qui sert aux petits malins à s'enrichir et aux fainéants à survivre sans rien faire, mais une activité capable d'améliorer les conditions de vie, de substituer la tolérance au fanatisme, la solidarité à la haine, la justice à l'injustice, le bien commun à l'égoïsme, et qu'il existe des hommes politiques de la trempe du leader sud-africain qui laissent leur pays et le monde meilleur que quand ils l'ont trouvé.

* Courtesy by El País.