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L'image de la Tunisie, pays de la Révolution du jasmin, qui a redonné leur liberté et dignité aux citoyens, est trahie aujourd'hui par sa justice aux verdicts indulgents envers les extrémistes religieux et sévères envers les jeunes, les rappeurs et les artistes.

Par Mohamed Ridha Bouguerra*

 «Un coupable puni est un exemple pour la canaille; un innocent condamné est l'affaire de tous les honnêtes gens.»

«Une condition lamentable est celle d'un homme innocent à qui la précipitation et la procédure ont trouvé un crime...»

Ces pensées de La Bruyère, écrivain français du XVIIe siècle, devraient s'imposer à tous les Tunisiens soucieux de l'état de la justice dans notre pays en cette période trouble que nous vivons, péniblement, en ce moment.

Des verdicts déroutants

Car, les procès se suivent et les verdicts se ressemblent, hélas, puisque tous sont plus déroutants les uns que les autres et laissent pressentir un sale temps pour la liberté d'expression dans le pays de la révolution du 14 Janvier!

Résultat, les médias étrangers de tous genres, les divers organismes internationaux de défense des droits de l'Homme et même les chancelleries ne cessent de commenter les décisions de justice prononcées par nos tribunaux.

Il faudrait avouer qu'à lire ces nombreux articles et communiqués, un Tunisien n'a pas, franchement, de quoi être fier en ce moment!

Et dire qu'il y a à peine deux ans, nous étions l'objet de l'admiration du monde entier!

Les raisons de cette brusque, brutale et peu enviable perte de l'estime de l'opinion internationale ne se trouvent-elles pas, en partie du moins, dans les procès, précisément, qui viennent d'agiter notre sphère judiciaire ces dernières semaines?

Comment d'honnêtes citoyens responsables peuvent-ils garder le silence et ne pas être scandalisés, en effet, par la clémence dont on a fait bénéficier la vingtaine d'accusés dans l'affaire du saccage de l'ambassade et de l'école américaines à Tunis le 14 septembre 2012? Incidents, faudrait-il le rappeler, au cours desquels il y a eu mort d'hommes sans compter les blessés et l'image écornée de notre pays?

Comment des citoyens honnêtes et responsables peuvent-ils garder le silence et ne pas être scandalisés, ensuite, par la rigueur dont la justice a fait preuve, au contraire, envers une jeune lycéenne qui n'a cherché qu'à exprimer une opinion personnelle par les moyens qui sont les siens? Quitte, il est vrai, à choquer les vieilles prudes, les faux moralistes et autres hypocrites tartuffes devenus légion sous nos cieux!

Amina, notre Antigone moderne, mérite-t-elle vraiment d'être maintenue en détention depuis le 19 mai et de subir interrogatoire sur interrogatoire alors que son seul crime est d'avoir refusé le silence complice et osé dire non à la chape de plomb salafiste qui est en train de s'abattre sur nos têtes?

Action contre-productive diraient tous les frileux qui, chaque jour, cèdent du terrain devant le rouleau compresseur islamiste en croyant ainsi sauver les meubles! Alors que le feu qu'ils voudraient ignorer est en train de tout brûler!

À moins de considérer un tag sur le muret d'un cimetière comme un crime qui mérite les plus sévères châtiments! À ce titre-là, nos juges auraient trop à faire car fort nombreux sont les jeunes tagueurs qui ont donné libre cours à leur créativité sur les murs de nos cités depuis un certain 17 décembre !

A ce train-là, les seins qu'Amina a dévoilés sur sa page Facebook et ceux de ses amies et soutiens vont finir par constituer un enjeu national et sujet à débat dans les ambassades!

Car comment des citoyens honnêtes et responsables peuvent-ils garder le silence et ne pas être scandalisés par les quatre mois ferme que l'on a imposés aux trois Femen qui sont venues parmi nous exprimer à leur façon leur solidarité avec Amina?

Ces Amazones aux seins nus sont plus malvenues, apparemment, dans le pays où «le cachez-moi ce sein que je ne saurais voir» fait loi, que le profanateur de l'emblème national qui, en son temps, s'en est tiré avec un sursis de quelques mois!

La jeunesse de nouveau dessaisie de sa liberté

Enfin, comment des citoyens honnêtes et responsables peuvent-ils garder le silence et ne pas être scandalisés par la lourde sentence de deux ans de prison, sans sursis dans ce cas précis, dont vient d'écoper le jeune chanteur Weld El 15? Deux ans pour une chanson, aussi inappropriées qu'en soient les paroles?

Se pourrait-il que la jeunesse qui a chassé, au péril de sa vie, un vil dictateur, puisse accepter de se voir de nouveau dessaisie de sa liberté d'expression?

Alors que les trublions des Ligues qui assassinent la Révolution, et menacent ouvertement l'ordre public, jouissent le plus souvent d'une bien étrange impunité! Malgré des méfaits notoirement préjudiciables à la paix civile ! Voire à l'intégrité physique des citoyens comme cela fut le cas pour feu Lotfi Nagdh qui y laissa la vie à Tataouine!

Comment des citoyens honnêtes et responsables et qui ne peuvent partager un silence complice ne s'inquièteraient-ils pas de savoir si notre Justice sort grandie ou, au contraire, amoindrie de ces diverses et fort tristes affaires? Car, si «un innocent condamné est l'affaire de tous les honnêtes gens», qu'en est-il quand ce sont plusieurs accusés qui se trouvent malencontreusement dans ce cas?

Stéphane Hessel ne nous a-t-il pas recommandé de chercher constamment autour de nous des sujets propres à une salutaire indignation? Ces jugements ne nous fournissent-ils pas une occasion rare d'exprimer une juste colère? Même si l'on s'accorde à reconnaître qu'il fait un sale temps en ce moment pour la liberté d'expression dans le pays de la Révolution du jasmin? Raison de plus, nous aurait certainement dit l'auteur de Indignez-vous!

*Universitaire.