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Le député Abderraouf Ayadi sort de ses gongs et son visage se fige... dès qu'il entend une voix discordante qui ne partage pas sa haine envers l'Occident auquel il attribue tous les maux de la «oumma» (nation) islamique.

Par Monia Mouakhar Kallel*

Lorsque, dans un article, «Le jihad de Abderraouf Ayadi contre les intellectuels», j'ai axé mes remarques sur une expression empruntée à un historien, les «nœuds idéologiques», je ne pensais pas si bien faire. Après avoir rencontré le député et «échangé» quelques mots avec lui, je réalise que non seulement l'image est pertinente, mais que ses «nœuds» se resserrent et qu'ils finiront par l'étouffer et étouffer le rêve des Tunisiens.

Les voix réprobatrices se font plus fortes

Dans un petit marché populaire de la capitale, je fais mes emplettes en regardant les prix et les gens qui les regardent. Le Tunisien devient plus spectateur que consommateur des marchandises, jamais le manque n'a été aussi visible, et audible, me disais-je, alertée par les petits commentaires ça et là sur la flambée des prix, les difficultés à joindre les deux bouts, sur le poissonnier qui n'ouvre plus depuis quelques jours, sur le boucher qui fera probablement la même chose...

Je m'arrête devant un stand de fruits, lorsque j'entends parler «d'identité», je tourne la tête, c'est Abderraouf Ayadi accompagné d'une autre personne. Très vite les gens se regroupent et les voix réprobatrices se font plus fortes. J'interpelle à mon tour le député et le prends au mot qui le suit partout: «l'identité».

Voulant le persuader qu'au lieu d'affronter les vrais problèmes, ils (lui et ses compagnons de route) créent une problématique vaine, déplacée, et surtout étrangère aux préoccupations des Tunisiens et à l'histoire de la culture arabo-musulmane, je lui demande: «Savez-vous, M. Ayadi, où, quand et pourquoi, on a commencé à débattre de l'''identité'', le concept et le mot?». Il me fixe du regard et me lance cette curieuse affirmation: «Durant les guerres de religion, et c'est notre cas, du temps de Ben Ali, on nous empêchait de prier par les armes». J'ai eu à peine le temps de répondre que les Tunisiens ordinaires vivaient leur croyance normalement, que mes aïeux, zitouniens de père en fils, ont toujours prôné l'attachement à la tradition et l'ouverture à la modernité, et que ses «tourments» identitaires me sont pratiquement inconnus.

M. Ayadi ne trouve pas mieux que de m'adresser cette question (piège?): «Avez-vous fait vos études à la mission?». Sans même écouter ma réponse (négative), il se déchaîne sur les zitouniens du style des Ben Achour dont les enfants «ne savent pas lire un mot en arabe», sur Bourguiba et ses collaborateurs qui ont fermé la Zitouna, «francisé» l'enseignement et produit des gens «soumis à l'Occident». «Mon père et mon grand père sont de ceux-là, lui dis-je, ils ont tellement souffert de la faiblesse de niveau des études zitouniennes, qu'ils ont approuvé le choix éducatif de Bourguiba et contribué à la fondation des premières écoles ''franco-arabes'' (comme on les appelait)».

C'est alors que M. le député perd les pédales. Il me traite de tous les noms (par lesquels il croyait m'insulter), «francophone, soumise à l'Occident, orpheline de Bourguiba», et harangue la foule: «Cette femme vit ici ? Elle est Tunisienne?». Il sort sous les huées et les cris de «Vive Ben Ali».

L'étroitesse d'esprit de M. Ayadi

La séquence est triste, inquiétante et chargée de sens. Elle témoigne de la profonde détresse du peuple, de la responsabilité des politiques dans cette nostalgie du passé, et révèle l'étroitesse d'esprit de M. Ayadi et consorts qui font l'amalgame entre leur histoire et l'Histoire, et qui passent leur temps à jongler avec des questions complexes dont ils ignorent les tenants et les aboutissants.

Ainsi, pour notre député, l'identité se confond avec la foi; son histoire est liée aux guerres interreligieuses, et prolongerait les «croisades» comme l'a affirmé un jour un président américain faisant sienne la thèse défendue par de Samuel Huntington dans son tristement célèbre article (datant de 1993), sur le «choc des civilisations». M. Ayadi s'inscrit dans la même optique et me parle du «carrefour des civilisations»...

Une petite documentation aurait pourtant montré à «l'avocat» (comme il l'a souligné plusieurs fois dans ses invectives) qu'il fait fausse route et qu'il tombe dans le piège des occidentaux conquérants et racistes. Lorsque les hommes, quelle que soit la nature de leur confession, partent en guerre contre ce qu'ils considèrent comme les «ennemis de Dieu», la question de l'identité ne se pose pas pour eux, parce qu'ils croient être du côté de la vérité, absolue et définitive.

Le mot et le concept, dans leur dimension socio-politique, se sont développés en Occident suite aux guerres mondiales (qui n'ont rien de religieux) et au déclin des valeurs morales et des instances porteuses de sens (famille, religion, patrie, nation, langue...).

Actuellement l'idéologie de Samuel Huntington et de ses épigones est déjà passée dans la poubelle de l'histoire...

Problématique par essence et par définition, l'identité est étroitement liée à l'interrogation, «qui suis-je?», une interrogation qui ne concerne pas les pays arabo-musulmans pour la simple raison qu'ils ont eu une histoire différente, et qui ne hante nullement le Tunisien ordinaire parce qu'il est bien ancré dans sa culture et vit en harmonie avec son passé.

Reste aux islamistes, qui sont arrivés au pouvoir et comptent le garder à tout prix, de faire un travail sur eux-mêmes, de réinventer leur langage politique, et d'arrêter de ressasser des mots qui ne signifient pas grand-chose pour leur peuple. En continuant à réutiliser de vieux concepts venus d'ailleurs, ils pourront séduire (ou tromper) les citoyens, améliorer leurs conditions économiques, mais ils ne pourront jamais avoir la paix sociale, ni concrétiser leur rêve (compréhensible en soi) d'unifier le monde islamique; bien au contraire, ils le saccageront et mettront à plat son particularisme culturel (qui a fait sa grandeur passée) à cause de leur arrogance, leurs incohérences et leur discours fondamentalement diviseur: «Est-elle Tunisienne?», se demande notre député en employant le pronom de l'absent (comme l'appellent si bien les grammairiens arabes).

Il faut voir comment le député Ayadi est sorti de ses gongs, comment son visage s'est figé, ses pupilles ont collé à ses lunettes... dès qu'il a entendu une voix discordante qui ne partage pas sa haine envers l'Occident auquel il attribue tous les maux de la «oumma» (nation) islamique!!!

* Universitaire.