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Deux ans après la révolution, et la redécouverte de la politique par des Tunisiens passés, brutalement, du statut de sujets à celui d'apprentis citoyens chahuteurs, des enseignements doivent être tirés.

Par Jamila Ben Mustapha*

 

Depuis, voilà, seulement, deux ans qui nous semblent des lustres et qui se sont révélés être beaucoup plus riches en problèmes qu'en solutions, nous avons, néanmoins, pu tirer de la scène politique, quelques leçons, c'est-à-dire, des acquisitions d'ordre moral, ce qui est loin d'être négligeable.

En effet, le meilleur maître, dans ce domaine, ce sont les erreurs: et elles n'ont pas manqué. Elles concernent, principalement, les responsables politiques, puisque ce sont eux qui ont le pouvoir, mais aussi et, dans une bien moindre mesure, les journalistes; on pourrait, d'ailleurs, englober, dans cet ensemble, tous les Tunisiens: ces derniers sont passés, brutalement, du statut de sujets à celui d'apprentis citoyens chahuteurs, qui se permettent de tout dire et, quelquefois, de tout faire, sans contrôle ni prudence, ces qualités ne pouvant s'acquérir, en effet, que lentement et avec le temps.

Nous allons essayer de dégager quelques enseignements que l'on pourrait tirer de cette période d'après le 14 janvier. Après une situation d'étouffement de l'expression, citoyens en gestation, nous avons commencé à nous familiariser avec le monde de la politique, et cela nous a initiés, par exemple, à la distinction entre les genres; nous avons appris, ainsi, trois leçons.

- La politique, ce n'est pas la magie.

Au moment de la campagne électorale, la plupart des partis, de droite comme de gauche, à bon ou mauvais escient, pour appâter les électeurs, leur ont fait des promesses mirifiques. La seule différence entre ces formations politiques a été l'aspect, ou bien, tout à fait farfelu et invraisemblable, ou seulement, très difficilement réalisable, de ces promesses.

Dans le cas des partis qui ont pris le pouvoir, on est, alors passé, avec la pratique concrète, de la parole facile qui exprime le désir, adressée aux électeurs, au rude contact avec la réalité, sa complexité et ses résistances, le manque d'expérience de la classe politique, son avidité vis-à-vis du pouvoir et de ses privilèges, et le sens défaillant et peu prononcé manifesté vis-à-vis de l'intérêt du pays, n'arrangeant pas les choses.

Beaucoup de citoyens, à ce propos, sentent qu'ils ont été bernés, qu'ils ont mal voté. Beaucoup sont pris, comme sous l'ancien régime, mais pour des raisons différentes, de désaffection vis-à-vis des élections. Mais cet atout des promesses mirobolantes, les élus n'auront pu en bénéficier qu'une seule fois, et, on peut prédire que, lors de celles qui doivent être organisées, prochainement, les choses sérieuses vont commencer, les Tunisiens ayant acquis un peu plus de discernement.

C'est ainsi qu'au cours de ces deux dernières années, le réveil du citoyen naïf a été dur. Il a, ainsi, compris que le désir – celui de voir sa situation s'améliorer et à propos duquel les candidats au pouvoir lui ont fait moult promesses –, ce n'est pas la réalité, et que la politique, ce n'est pas la magie, c'est-à-dire, le domaine des réalisations instantanées, slogan, pourtant adopté par l'un des partis concurrents.

- La politique, ce n'est pas la religion.

Lorsqu'un parti religieux exerce le pouvoir, sa pratique relève-t-elle du religieux ou du politique? Nous évoquerons, pour répondre à cette question, l'analyse intéressante faite par Chaker Choffi, professeur et chercheur en Ètudes islamiques, proche d'Ennahdha, qu'il a développée dans l'émission ''Labès'' d'Ettounissia TV du 18 mai dernier et au cours de laquelle il a établi une distinction, non absolue, mais importante, entre la religion et la politique. Il a dit clairement, et de façon salutaire, que la pratique d'un parti religieux, relève, exclusivement, du domaine politique.

La religion est le domaine du «halal» et du «haram», du licite et de l'illicite; autrement dit, affirmerions-nous, elle est le lieu de ce qui est absolu, indiscutable. La politique, par contre, dit-il, c'est celui des évaluations, des actes réussis, mais, aussi des erreurs et on n'a pas le droit, ajoute-t-il, de justifier un acte politique – la condamnation d'une grève, par exemple – en affirmant qu'elle est «haram». Autrement dit, l'homme politique ne doit pas utiliser le prestige, l'adhésion absolue dont jouit le religieux auprès du peuple, pour imposer, sans effort, ses points de vue. On pourrait conclure, de notre part, que la religion est un domaine trop noble pour être souillé, utilisé par les procédés des politiciens malhonnêtes.

Ainsi, à la question de savoir si Ennahdha a fait des erreurs, M. Choffi reconnaît, tout naturellement, que c'est un parti comme les autres – donc profane, ajouterions-nous –, et qui, dans sa pratique politique, peut se tromper autant qu'eux.

Poursuivons, pour notre propre compte, cette distinction. Si la religion est le domaine de la croyance en une transcendance, elle est aussi, celui des prescriptions morales, laissées, pourtant, entièrement de côté, dans les graves dérapages que l'on constate, actuellement et qui sont faits au nom de l'Islam, par les mouvements extrémistes; or, si l'Histoire connait de grandes figures comme Gandhi, Mandela, etc., l'opportunisme, l'attitude machiavélique, le fait de vendre son âme au diable pour arriver à ses fins, tous, procédés par lesquels peut être tentée, la pratique politique, se situent, bien évidemment, aux antipodes de la morale.

- La politique, c'est le domaine de la fermeté.

La décision de Lotfi Ben Jeddou, ministre de l'Intérieur, d'interdire le 3e congrès d'Ansar Al-Chariâ qui devait avoir lieu, à Kairouan, le 19 mai, a été accueillie, par beaucoup d'entre nous, avec soulagement: je me suis aperçue, à cette occasion, à quel point la scène politique manquait cruellement d'un responsable ayant deux qualités, l'une entraînant l'autre : la capacité d'être ferme – dans ce cas, vis-à-vis d'extrémistes qu'on ménageait, dans le passé, de façon aberrante et dangereuse –, d'avoir une attitude de principe n'ayant rien à voir avec les calculs politiciens et le double langage dont nous avons été gavés, jusque-là; et, en conséquence, le sens de l'intérêt national qui, seul, fait de l'homme politique, un homme d'Etat.

Entre la dictature et le laxisme, il y a, un juste milieu: la fermeté dont l'enfant, de la part de son père, de même que le citoyen, de la part du responsable politique, ont un besoin vital – cette comparaison n'impliquant, absolument pas, la considération de ce dernier comme un être immature –.

Et ce n'est pas en ménageant, constamment, son intérêt personnel, qu'on le devient, mais en pensant, quand même, à celui du pays, en respectant la fonction pour laquelle on a été élu, en étant prêt à assumer les risques qu'implique toute action politique et à accepter de ne pas être gagnant, sur tous les plans.

Le parti Ennahdha, qui n'a concédé, que, contraint et forcé, à placer un indépendant à la tête du ministère de l'intérieur doit se féliciter aujourd'hui, de l'aspect positif, pour lui avant tout, de cette décision, et mesurer à quel point cette revendication de l'opposition et de la société civile avait sa raison d'être, concernant la première grande confrontation survenue, celle du 19 mai: seul un responsable n'appartenant pas à ce parti pouvait manifester de la détermination vis-à-vis d'un mouvement, comme lui, à référentiel religieux et avec qui il entretient des rapports complexes et difficiles, comme on peut les avoir avec un proche. On aurait mal vu, en effet, – le sens de la famille étant sacré, chez nous – un ministre islamiste être capable de manifester autant de fermeté, vis-à-vis de cousins qui dérapent.

* Universitaire.