tunisiens expatries 5 12Dans le texte ci-dessous, des militants associatifs de l'immigration appellent leurs camarades à se garder des faux clivages et à faire face aux vraies menaces : le terrorisme salafiste, le fanatisme intégriste et l'obscurantisme wahhabite.

«L'incident» qui s'est produit, à Paris, le 1er mai lors du passage d'un cortège politico-associatif devant le stand du Front populaire – IDF (Île-de-France), dont certains des militants ont scandé des slogans indistinctement réprobateurs à l'encontre des «frères musulmans» (Ennahdha) et des «destouriens» (l'ancien régime), est révélateur d'un vrai malaise de l'élite migratoire qui devait, à un moment ou un autre, éclater au grand jour.

Il va presque sans dire que, comparé à la gravité incommensurable de la situation que traverse actuellement la Tunisie, un pareil «incident» apparaît totalement insignifiant, et ne mériterait même pas d'être évoqué.

Clivage entre realpolitik et radicalité

Cependant, une contextualisation de ce «pied de nez» dans la petite histoire politique de l'immigration tunisienne (en France), en fait, néanmoins, un indice symptomatique du clivage qui ne cesse de s'accentuer entre, d'une part, les tenants de la «realpolitik», et d'autre part, une nouvelle génération dont la radicalité s'est redoublée à la faveur de la révolution, qui rejette toute compromission, de quelque nature qu'elle soit, avec ceux qu'elle tient pour responsables de l'ordre dictatorial déchu... comme celui naissant, tout en aspirant à une rupture fondatrice «accoucheuse» d'un nouveau rapport de forces davantage plus favorable à leurs thèses radicales.

On comprend, dès lors, «l'outrage» éprouvé par «les anciens» qui n'ont pas l'habitude d'être contestés de manière aussi directe, pour ne pas dire brutale. De même qu'on ne pourrait ignorer le «ras-le-bol», non seulement d'un certain nombre de «frontistes» (par référence au Front populaire), mais aussi de beaucoup de démocrates non partidaires.

Que faire pour dépasser ce clivage, et «sortir par le haut» de ce qui semble être à la fois un conflit générationnel, une crise de confiance, un enjeu de pouvoirs, une divergence politique, etc.?

Les signataires du présent texte souhaitent instaurer un débat de fond, argumentatif et rationnel, susceptible de favoriser une articulation dialectique entre les défis sans précédent que connaît actuellement la Tunisie et le rôle dévolu au spectre politico-associatif démocratique et progressiste de l'immigration.

* Tout en reconnaissant le rôle historique non négligeable joué par les associations «classiques» de l'immigration (Ftcr/Utit, ATF/Adtf) dans la défense des droits des immigrés, et leur contribution dans les luttes démocratiques que ce soit en France ou en direction de la Tunisie, il n'est ni «insultant», ni «provocateur» (à l'égard de leurs principaux animateurs) de critiquer ouvertement les erreurs regrettables qu'elles ont pu commettre.

Ces associations ont, en effet, des décennies durant, permis la structuration du champ associatif inhérent à l'immigration. Dans une seconde phase de leur évolution, elles se sont plus ou moins éloignées de leurs objectifs originaires, au point de paraître parfois (et ce n'est pas seulement en raison des coupes budgétaires...) en peine de se maintenir. La désaffection, l'inadaptation et l'incapacité à se régénérer, la réduction des moyens, l'absence d'un vrai projet associatif ambitieux, etc., étaient devenues, dès lors, leurs caractéristiques les plus saillantes.

La vulnérabilité – voire même une certaine précarité – dans laquelle se sont retrouvées ces associations, d'un côté, et les manœuvres politiciennes dont elles ont été l'objet de la part des pouvoirs publics issus des élections du 23 octobre 2011, ont favorisé chez elles une certaine frivolité et un immobilisme, que les intéressés rangent sous la rubrique du «réalisme» et du «pragmatisme»...

Le «flou» et les atermoiements qui entachent, désormais, les rapports, souvent complaisants, de certains dirigeants desdites associations avec les représentants du pouvoir en place (les islamistes et leurs deux principaux alliés), fortement critiqué – à juste titre – pour ses politiques impopulaires, antidémocratiques, réactionnaires, etc., se trouvent (disons-le sans détour) à l'origine de la désaffection desdites associations et des critiques sévères qui leur sont, de plus en plus souvent, adressées...

Nous n'ignorons pas que bon nombre de camarades au sein des associations concernées ne partagent pas les prises de positions contestables de leurs représentants, c'est pourquoi nous les invitons avec insistance à faire prévaloir l'unité des forces démocratiques, patriotiques et progressistes, et d'extraire leurs structures respectives aux influences opportunistes.

Clivage entre républicains et théocrates «califatistes»

* D'un autre côté, nous voudrions attirer particulièrement l'attention de nos camarades parisiens du Front populaire en regard de la conjoncture extrêmement critique inhérente à la Tunisie.

En effet, nous pensons que «la priorité des priorités» aujourd'hui n'est pas tant la «liquidation des survivances de la dictature» ou la dénonciation tous azimuts d'une quelconque «machine de recyclage des Rcdistes» que serait le parti Nida Tounes, mais le terrorisme salafiste, le fanatisme intégriste et le danger fasciste que représentent les obscurantistes wahhabites au-dedans comme en dehors du cercle du pouvoir.

Partant, il serait abusif d'étiqueter et de catégoriser de manière uniformisante les militants et dirigeants d'un «catch-all party» (parti attrape-tout) tel que Nida Tounes. Ceci est d'autant plus impertinent que la majorité des animateurs de la Section France-Nord (de ce parti), par exemple, ne sont ni Rcdistes ni destouriens, mais bien au contraire des démocrates qui ont pris part à pratiquement toutes les luttes antidictatoriales et patriotiques.

L'ordre des priorités politiques recommande, par conséquent, la mobilisation urgente de tous ceux qui sont visés par les attaques fascistes et terroristes. Nida Tounes, qu'on le veuille ou non, en fait partie. Dès lors, il ne sert strictement à rien (pis encore cela serait contre-productif) d'en faire un ennemi.

Nous préconisons, à cet effet, qu'il y ait, au moins, une sorte de modus vivendi, qui reléguerait de facto «la contradiction» avec cette formation politique à un niveau subsidiaire (marginal), en comparaison avec le clivage principal qui divise actuellement notre pays, entre: républicains et théocrates «califatistes»; progressistes et passéistes; éclairés et obscurantistes; tolérants et fanatiques religieux; antifascistes et fascistes; démocrates et despotiques religieux; traditionalistes et modernes...

L'enjeu réel aujourd'hui ne consiste pas à savoir qui «détient» la position la plus «logique» ou la plus «juste» d'un point de vue théorique ou idéologique pur, mais de savoir faire face efficacement et concrètement, ici et maintenant, aux dangers imminents qui nous guettent, et qui menacent à moyen, si ce n'est à court terme, notre propre existence.

Vers un Front républicain pour les libertés et la démocratie

* Le précédent constat nous conduit à nous ranger du côté de toutes celles et tous ceux qui militent, en Tunisie comme à l'étranger, pour la création d'un large Front républicain; un front civique et politique réunissant en son sein toutes les forces vives de notre pays, pour la sauvegarde du régime républicain, la défense des droits humains, des acquis de la femme, des libertés et de la démocratie, face aux menaces terroristes et obscurantistes, et la fascisation rampante de la société et de l'État Tunisien.

Nous pensons, en effet, qu'il n'existe pas de différences notables dans l'appréciation (à court et à moyen terme) de la situation actuelle de la Tunisie, eu égard à la gravité des dangers encourus et de l'urgence de l'action requise. Toutes les composantes oppositionnelles s'accordent sur le délitement de l'État et son appropriation subreptice par le parti islamiste au pouvoir. Ils ne divergent pas non plus sur les attaques gravissimes que subissent constamment les libertés tant individuelles que collectives. Ils admettent tous la volonté anti-indépendantiste affichée outrancièrement par Ennahdha et ses acolytes dans les domaines des médias, des élections, de l'administration et de la justice. De même qu'ils convergent tous pour admettre que le principe d'égalité entre hommes et femmes est on ne peut plus gravement remis en cause, et que, de manière générale, le modèle tunisien du «vivre-ensemble», avec et pour les autres dans un climat de tolérance et de respect des droits de chacun, est en passe d'être irréversiblement démantelé.

On pourrait ainsi multiplier à souhait les points de rencontre cardinaux entre les différentes formations de l'opposition, pour souligner l'urgence extrême justifiant la création, sans plus tarder, du Front républicain, seul à même de préserver nos droits et libertés, et de prémunir l'État contre la théologisation rampante.

Ce Front qu'on appelle de nos vœux revêt une importance presque décisive s'agissant de l'immigration, car l'expérience des précédentes élections législatives (23 octobre 2011) nous a révélé que les démocrates et progressistes tunisiens ont dû «ferrailler» – qui plus est en ordre dispersé – non pas uniquement contre les intégristes «locaux» d'Ennahdha, mais ils se sont retrouvés face au mastodonte de l'internationale obscurantiste des frères musulmans, dont les immigrés franciliens, toutes nationalités confondues, ont prêté main-forte à leurs «frères tunisiens»!

Cette modeste contribution se veut objective autant que faire se peut. Elle se défend d'être dispensatrice de «leçons» envers quiconque. Son seul souci étant d'enclencher/d'instaurer un débat, franc, serein et constructif autours d'un ensemble d'idées fédératrices susceptibles de rassembler (dans la diversité) le plus grand nombre de démocrates et progressistes tunisiens appartenant ou non aux partis et associations démocratiques de l'immigration.

Signataires :
Leila Zaibi, Monia Chaabane, Nacer Jalloul, Mourad Gadhoumi, Houcine Bardi, Ridha Smaoui, Abderrahmane Frihi, Kays Jaziri, Habib Ouarda, Abderrazak Kitar, Lazhar Nciri, Saifallah Kablachi, Sadok Bouzaiane.

* Les intertitres sont de la rédaction. 

Illustration: des Tunisiens immigrés en France devant un bureau de vote.