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Alors que le verbiage continue à encombrer la Constitution minée de pièges liberticides au prétexte de préserver l'intérêt national et celui des citoyens, le pays est en train de se perdre dans une destruction en marche implacable. Et ses richesses dévoyées...

Par Emna Menif*

Le 14 janvier 2011, l'histoire entame une nouvelle marche. Elle engage un pays et son peuple sur la voie de la révolution. La Tunisie n'a pas accompli de révolution; son accomplissement attend une révolution de la pensée, sa révolution culturelle.

L'avènement du Printemps Tunisien n'est pas à l'orée d'une Constitution, ni dans les contorsions d'un débat politico-politicien ou la recherche désordonnée de solutions miracles à l'emploi et au développement régional. Il n'est et ne sera que dans l'éclosion d'une pensée forte, libre, mouvante, dynamique, celle d'une vision à portée prospective et aux horizons illimités, dans la cohérence de l'idée participative de la Tunisie qu'on veut et de son développement en devenir.

L'Ailleurs est ici...

On semble en quête d'un ailleurs : cet ailleurs est ici, à notre portée, imprimé dans l'œuvre immense de nos cultures, de nos identités, de nos patrimoines... qu'on regarde sans voir... Il est dans ces voix qu'on entend sans écouter... Il est dans la profondeur de notre être collectif qu'on renie, sacrifié sur l'autel du suivisme, du dogmatisme, de l'idéologie de «l'Autre», celui qui a pensé son monde à la lumière de son époque dans son historicité et au prisme de son histoire, de ses cultures, de ses identités, de ses patrimoines...

Enfermées dans cette pensée faible, enclavées dans tous types de doctrines qu'elles se sont appropriées et qu'elles ont légitimées, au nom de la modernité pour les uns, de l'islam – asservi au politique – pour les autres, les élites ont réussi à enferrer le pays et sa jeunesse dans un débat de rupture et en rupture avec le sens originel de l'action publique, le bonheur de l'humain, le bien-être individuel et le bien-vivre collectif.

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Il y a aussi des villes en souffrance, un énorme chantier de constructions anarchiques qui jalonne le territoire, des champs de détritus...

La bataille légitime et d'une importance capitale que l'avant projet de Constitution révélé au public suscite ne doit ni occulter ni différer une autre bataille tout aussi importante : le pays est en décomposition, ses fondements s'ébranlent et la structure qui soutient l'édifice est menacée d'effondrement.

Il y a un tissu social qui s'effrite, une jeunesse qui se perd dans sa recherche de repères, des «cultures» qui s'affrontent sans se parler, des dérivatifs déstructurant érigés en valeurs... Il y a aussi des villes en souffrance, un énorme chantier de constructions anarchiques qui jalonne le territoire, des champs de détritus, une succession sans fin de contrebandiers à l'entrée des villes et villages en tous sens qui écoulent carburants et autres produits de consommation, des artères investies d'échoppes improvisées et d'étals occasionnels... Une fourmilière de la débrouillardise désorganisée, informelle, anarchique...

Des pans de laideur révélant les plaies de la misère et de la paupérisation et les balafres de l'opportunisme et d'un individualisme sans limites.

Et puis il y a, lors de la halte de Ain Boussaadia, une localité dans les montagnes de Bargou à Siliana, la rencontre avec ces jeunes et leurs phrases assassines : «on nous interdit de rêver»; «on ne nous donne rien»; «le peuple tunisien ne changera pas jusqu'à la fin des temps»... Toujours cet Autre indéfinissable qui sous-tend la pensée faible de l'être dépouillé de son individualité, de sa citoyenneté, de son libre-arbitre, de son destin, la fatalité du sort, le fatalisme de la sujétion...
Siliana, c'est pourtant la population qui a tourné le dos à sa ville «confisquée» dans un acte unique de désobéissance civique; ce sont les corps rebelles criblés de plombs; ce sont les 1.800 sites historiques, ce sont des sources d'eau à n'en plus compter, les grandes cultures à perte de vue, les étendues vallonnées parées de vergers, d'oliveraies et de forêts...

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Kesra (gouvernorat de Siliana, centre) moderne a tourné le dos à une identité passée de mode, laissant la place au visage hideux de l'uniformisation.

Les visages hideux de l'uniformisation

De Ain Boussaadia on arrive à Kesra, à travers les routes de campagne en passant par Sodga et Sidi Hamada, en prenant la direction de Oueslatia puis de Makthar, en traversant le tunnel d'El Garia.

Après l'indépendance, une Kesra nouvelle est sortie de terre au pied de la montagne... Kesra moderne a tourné le dos à une identité alors passée de mode... Ou pas au goût de l'époque... La construction de l'Etat moderne était en marche... Aujourd'hui, ville sans identité, elle offre le visage hideux de l'uniformisation affichant les signes extérieurs d'une Modernité sans âme, sans histoire, sans références...

Arrive ensuite Kesra l'ancienne, probablement le plus grand des 1800 sites, probablement aussi le plus ancien village berbère encore habité, l'expression d'un patrimoine unique, en flanc de montagne, en surplomb de la vallée et des vallons, abreuvée de sources, nourrie de vergers...

Kesra l'ancienne se repeuple, si tant est qu'elle se soit dépeuplée un jour, mais Kesra l'ancienne renie aussi son identité. Des constructions «uniformisées» chassent les habitations berbères millénaires, s'encastrent entre leurs vestiges, s'édifient au dessus de leurs enceintes ou, dans le meilleur ou le pire des cas (!), défigurent leurs façades. Des plaques de fer forgé remplacent les beaux battants de vieux bois des portes anciennes quand celles-elles n'ont pas été murées, des lambeaux de briques ou de bétons remplacent les murs épais de pierres irrégulières, ailleurs perforés de fenêtres en aluminium, les nouveaux attributs de l'esthétique urbaine se généralisent tels des entailles dans le corps démembré du village tandis que les canettes et les bouteilles en plastique encombrent le cours des sources...

Et pendant le Mois du Patrimoine (18 avril-18 mai), le musée qui enferme la mémoire entre les murs conventionnels de son expression moderne, est fermé... le samedi... Des curieux se hasardent et des bus viennent et repartent avec le souvenir des silhouettes fières et des visages affables et burinés des anciens, de l'espoir jaillissant des yeux azurs et sur les joues pourpres des enfants, mais aussi avec le goût amer d'un gâchis immense...

Kesra l'ancienne aurait pu être le village des artistes-artisans oriflammes de la Berbérie de ces contrées, la destination d'artistes plasticiens, photographes ou cinéastes, la retraite de créateurs, le havre des randonneurs... Et à quelques encablures, d'autres lieux et d'autres sites, auraient pu participer au grand maillage de la prospérité entre, production agricole, création artistique et littéraire, tourisme culturel ou de randonnée, chez l'habitant, dans des maisons d'hôtes ou dans des gîtes ruraux, et une hybridation de l'authenticité et de la modernité, du patrimoine et de l'innovation...

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Kesra l'ancienne aurait pu être le village des artistes-artisans oriflammes de la Berbérie de ces contrées, la destination d'artistes plasticiens, photographes ou cinéastes, la retraite de créateurs, le havre des randonneurs...

Faillites en perspective, perditions annoncées...

En attendant, les querelles perdurent à la recherche du consensus partisan qui soigne les articles de la constitution en perdant de vue l'esprit de la Loi des lois.

En attendant, le verbiage continue à encombrer la Loi fondamentale minée de pièges liberticides au prétexte de préserver l'intérêt national et celui des citoyens; tel la limitation du droit de grève, avec un prétexte imparable: la Compagnie de phosphate de Gafsa (Cpg) menacée de faillite à cause des grèves dans le bassin minier, le minerai qui alimente les caisses du pays menacé de perdition... Il y a bien d'autres faillites en perspective, d'autres perditions annoncées... mais celle-là semble échapper aux élus du peuple.

Que fait-on pour ces milliers de sites-trésors de la mémoire et du patrimoine générateurs de ressources économiques qui sont en perdition? Que fait-on pour ces forêts qui partent en charbon? Que fait-on pour ces sources envahies de détritus qui partent en vapeurs et ce savoir-faire dans l'oubli et cette identité en négation et cette fierté en berne? Des colloques dans les hôtels de la capitale, des ouvrages de recherche et des dossiers dans les tiroirs des ministères...

Quant au développement, on ne l'entrevoit que dans l'escarcelle des investisseurs étrangers, des plans de réformes structurelles dictés par les organismes financiers internationaux et dans la transposition démagogique de modèles de réussite économique, extraits de leur temporalité et de leur environnement.

La citoyenne-observatrice, témoin itinérant des actes de destructions en marche implacable, sonne l'alarme pour ces villes en souffrance et cet immense potentiel de prospérité enseveli sous des pans d'oubli et d'indifférence.

Je prétends l'inexorable nécessité de libération de la pensée dans une réflexion à l'architecture nouvelle, débarrassée de la centralisation de l'initiative et de la conceptualisation, nourrie de la spécificité locale, enrichie de l'intérêt commun porté à la sphère publique dans un investissement participatif et inclusif des individus-citoyens artisans de leur devenir. Que ne faudrait-

il alors d'humilité des politiciens pour inverser l'équation, ramener le centre au service du local et tracer les politiques nationales à la lecture des injonctions locales?

Ce ne sont sûrement pas les débats politiques actuels qui augurent d'une telle mutation...

* Militante politique.