palais gouvernement 28 3La Tunisie, qui a hérité d'une certaine expérience de l'Etat, a veillé, même au lendemain de la révolution, à préserver le consensus nécessaire à la continuité de l'Etat. Or, celle-ci semble aujourd'hui la cible de certaines forces.

Par Mohsen Dridi*

L'Etat en Tunisie est aujourd'hui attaqué «par le bas», dans le quotidien des Tunisiens et des Tunisiennes, dans les quartiers et les régions quasi-désertés par la puissance publique et en l'absence des forces de sécurité.

Le pays pris en tenaille ?!

Nous assistons à un véritable travail de sape des institutions et une tentative d'affaiblissement aussi bien de l'appareil d'Etat que de certains services publics: ainsi par exemple la prolifération sans contrôle des crèches coraniques, l'organisation des mariages coutumiers («ôrfi»), la question du drapeau national remplacé par des drapeaux venus d'ailleurs, l'instrumentalisation des mosquées et les appels à la violence et même aux meurtres, le prosélytisme flagrant des prédicateurs qui n'hésitent pas à enfreindre les lois en vigueur dans le pays sans être inquiétés, les tentatives d'instaurer des polices parallèles, les milices et la violence des groupes supposés salafistes et/ou celles des ligues fascisantes tels les Ligues de défense de la révolution (LDR)...

Aussi le risque est réel, en effet, de voir se mettre en place, par à-coups, de nouvelles formes de tutelles fondées sur d'autres critères que ceux de la citoyenneté et du droit. «En un mot et sous prétexte que l'Etat n'est pas ou plus en mesure de remplir ses fonctions de redistribution des ressources ou même d'assurer celles qui lui sont normalement dévolues en matière de sécurité, de scolarisation, de solidarité, de santé, d'hygiène... se multiplient alors des ''tutelles'' plus ou moins privées, voire associationnistes (culturelles ou cultuelles) sous label évidemment caritatif et d'assistance et qui cacheraient en fait une opération de dépossession rampante qui viendrait, petit-à-petit, supplanter le rôle de l'Etat en matière de protection sociale et de services publics. Les gens, les citoyen-nes seraient ainsi placés sous de nouvelles dépendances pour tout ce qui concerne le quotidien, devenant, à terme, les ''obligés'' de leurs bienfaiteurs, avec tous les risques que cela comporte. Les gens seraient ainsi dépossédés de leur citoyenneté et de leurs droits. De citoyen-nes ils deviendraient alors des assistés qui n'ont plus besoin de se mobiliser collectivement, quand c'est nécessaire, pour exiger l'application du principe d'égalité devant la loi. (...) C'est le principe même de l'égalité et de l'Etat de droit qui serait alors remis en cause»(4)

Mais l'Etat est également attaqué «par le haut» en raison non seulement du laxisme manifeste de l'exécutif à l'égard des fauteurs de troubles et responsables d'agressions répétées contre les institutions, contre les artistes, les journalistes, les femmes, les penseurs, les syndicalistes... voire par le peu d'empressement et le manque de professionnalisme apparent avec lequel sont diligentées les enquêtes (les assassins de Chokri Belaïd et leurs commanditaires courent toujours, les interrogations autour de l'attaque contre l'ambassade des Etats-Unis, l'intervention des milices protégées par la police le 9 avril, l'attaque contre l'Ugtt, le scandale des filières qui organisent l'embrigadement et l'enrôlement des jeunes Tunisiens envoyés au «jihad» en Syrie...); ou encore par l'usage abusif et disproportionné de la répression policière contre les luttes sociales (Siliana, Sidi-Bouzid ...).

Il est attaqué «par le haut» lorsque les élus et les responsables du mouvement Ennahdha et ses alliés s'ingénient à entretenir en permanence le flou sur leurs véritables intentions à propos de la chariâ, du Haut conseil islamique, du projet de loi incriminant les atteintes au sacré, de la tentation de remettre en cause le Code du statut personnel (CSP), le caractère civil de l'Etat.

Il est attaqué «par le haut» lorsque les principales fêtes et commémorations nationales (le 20 mars, fête de l'indépendance, le 9 Avril, fête des martyrs, le 25 Juillet, fête de la république...) sont insidieusement négligées et oubliées par certaines instances du pouvoir actuel...

Il est, de même, attaqué «par le haut» au regard des piètres résultats de l'Anc qui n'en finit pas de dilapider, jour après jour, le peu de légitimité qui lui reste et qui renvoie, à une opinion médusée et scandalisée, une piteuse image de la «classe» politique. Qui plus est – ce qui, du reste, ne manque pas de mettre plus à mal cette légitimité – nous assistons à une inversion des rôles et des fonctions: l'exécutif, et en particulier le gouvernement, s'est peu à peu substitué à l'Anc laquelle n'est devenue, au fil du temps, qu'une simple chambre d'enregistrement et d'approbation des décisions de celui-ci voire même, plus grave, du parti politique majoritaire(5). Cela mine l'autorité même des institutions de l'Etat. Voudrait-on affaiblir et délégitimer l'Etat que l'on ne s'y prendrait pas autrement! Le pays serait ainsi pris en tenaille. Voilà donc notre dilemme.

En clair nous voilà projeté dans le pire des scénarios du système parlementaire, alors même que le pays entreprend à peine son apprentissage en matière de démocratie. Pour preuve, les tractations et les manœuvres pour constituer le récent gouvernement Lârayedh. Et ces manœuvres de bas étage n'augurent rien de bon pour les échéances électorales à venir. Pourtant les hommes et les femmes politiques de valeur ne manquent pas dans le pays, y compris au sein de cette assemblée! Il leur revient de redonner à la politique ses lettres de noblesse car le pays en a bien besoin!

Restaurer l'autorité de l'Etat

Or et même si certain feignent de l'oublier, la Tunisie est un Etat-nation produit d'une longue histoire(6). Même si l'erreur stratégique du mouvement national et surtout des bâtisseurs de cet Etat, au lendemain de l'indépendance, a été d'avoir négligé – soit en la combattant ou en la reléguant au second plan – la question de la démocratie, l'Etat et ses institutions demeurent incontestablement un acquis pour la nation et pour les Tunisien-nes et en particulier pour les plus démunis. Porter atteinte aux fondements de cet Etat c'est, à non pas douter, mettre la Tunisie en danger et à travers lui, ce qui est visée c'est non seulement la démocratie mais également la question de la justice sociale.
Voilà pourquoi la première tâche, aujourd'hui, de ceux et celles qui se réclament de l'esprit de la révolution et de la démocratie en construction c'est de faire de la défense de l'Etat et de la justice sociale un impératif.

L'Etat ce n'est pas seulement les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire... l'Etat c'est aussi les institutions telles que l'armée, la police, les administrations centrales, les collectivités régionales, locales... ce sont les organismes et les services publics; ce sont aussi les partenaires sociaux qui négocient les conventions collectives, qui permettent la pérennisation des droits acquis, la garantie de leur maintien et leur évolution... Je dirai même plus: l'Etat c'est également la reconnaissance par celui-ci de ce formidable mouvement de la société civile tunisienne qui joue un rôle de contre-pouvoir – respectueux du droit et excluant la violence – permet aujourd'hui de baliser le terrain contre les abus de cet Etat.

C'est justement la révolution qui a réussi à imposer que l'Etat – qui monopolisait tout sous l'ancien régime – cède de plus en plus de parcelles de cet espace public au profit des associations de la société civile et, jusqu'à un certain point, de l'individu. La liberté (d'expression, de manifestation, d'association...) n'est-elle pas, d'ailleurs, le principal – voire l'unique – acquis de cette révolution?

A travers l'Etat ce qui est visée c'est donc non seulement l'approfondissement de cette liberté nouvellement acquise comme premier pas vers la démocratie mais également la question de la justice sociale ! Car et il faut le répéter : sans justice sociale aussi bien l'Etat que la démocratie risque de n'être que des slogans creux et des discours sans consistance et sans contenu pour des millions de Tunisien-nes.

C'est en cela que cette bataille concerne tout autant les républicains, les démocrates, les progressistes, les patriotes quelle que soit la place qu'ils occupent dans l'échiquier politique. Ils peuvent avoir des contradictions entres eux concernant les grandes options économiques, mais ils ne peuvent que se retrouver dans la défense de l'Etat au service de tous et de la justice sociale.

Cette bataille – stratégique pour le coup – oppose, d'une part, CEUX qui sont pour la défense des acquis de la Tunisie – et l'Etat séculier, donc civil, en est un – acquis qui doivent nous permettre non seulement de pérenniser les droits déjà obtenus mais surtout d'aller plus loin dans les conquêtes démocratiques et sociales et, de l'autre, CEUX(7) qui visent à mettre bas cet Etat et à le délégitimer. C'est peut-être même la première ligne de front et en quelque sorte un cordon sanitaire à mettre en place immédiatement.

Ce large front républicain concerne tout autant les modernistes, les laïcs, les progressistes que les islamistes pour autant que ces derniers admettent le principe de la lutte contre l'affaiblissement de l'Etat, la non-remise en cause des acquis et le refus de la violence politique. La gauche démocratique, sociale et citoyenne et en particulier le Front populaire doivent être à la pointe de ce combat.

Car sans l'Etat, il n'y aura pas de démocratie, pas de libertés, pas de justice sociale !

Précédent article :

La défense de l'Etat: un impératif de la démocratie et de la justice sociale en Tunisie! (1/2) 

Notes :

4- Une légitimité qui est en train de voler en éclat, l'Anc devenant seulement une chambre d'enregistrement des décisions de l'exécutif voire même d'ailleurs puisque le conseil de la Choura d'Ennahda semble être le lieu véritable du pouvoir. Une bien curieuse image des premiers pas du régime parlementaire en Tunisie et un coup porté à la démocratie et à la transparence.

5- «L'Etat, l'Ugtt, la violence : La triple erreur d'Ennahda!». 

6- Des institutions républicaines qui ne doivent faire l'objet d'aucune instrumentalisation de nature partisane, idéologique, régionaliste, familiale ou autre. La constitution de syndicats dans quelques-unes de ces institutions est un signe encourageant pouvant jouer un rôle de contre-feu indispensable.