John Kerry Mohamed MorsiD'Ankara au Caire et de Riad à Doha, le nouveau Secrétaire d'Etat américain a mesuré l'ampleur des divergences qui séparent aujourd'hui Washington de ses principaux partenaires au Poche-Orient sur les principales questions: la Syrie, la Palestine et l'Iran.  

Par Michel Roche*

 

Le nouveau secrétaire d'Etat américain vient d'effectuer une tournée au Proche Orient pour préparer la prochaine visite du président Obama. Après avoir rencontré les alliés européens à Paris, Londres, Berlin et Rome, il s'est rendu successivement à Ankara, au Caire, puis dans le Golfe. Le voyage ne comprenait pas d'escale en Israël, la raison officiellement annoncée étant l'absence d'un gouvernement israélien.

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La semaine précédant l'arrivée de M. Kerry, M. Erdogan a fait une déclaration très remarquée, qualifiant le sionisme de crime contre l'humanité.

Le fossé entre Israël et la Turquie

La visite de M. Kerry avait pour premier objectif de prendre le pouls politique dans la région. Tant à Ankara qu'au Caire, il a pu mesurer les difficultés auxquelles son administration doit faire face.

A Ankara, le fossé entre Israël et la Turquie est toujours aussi grand; les Turcs ne sont ni disposés à faire le premier pas, ni à entendre les appels des Américains à la modération.

La semaine précédant l'arrivée de M. Kerry, M. Erdogan a ainsi fait une déclaration très remarquée, qualifiant le sionisme de crime contre l'humanité. M. Kerry a eu une explication ferme avec M. Davutoglu, mais il n'a pu en parler avec M. Erdogan qui a d'ailleurs précisé devant la presse qu'il n'y avait rien à dire sur le sujet.

Afin de marquer davantage sa différence sur la question palestinienne, Ankara a annoncé, quelques jours plus tard, sa décision d'élever son Consul général à Jérusalem au rang d'«ambassadeur» auprès des autorités palestiniennes.

La vision positive de Washington sur les Frères Musulman

L'étape du Caire s'est déroulée dans un climat politique particulièrement tendu. La mission du Secrétaire d'Etat a été d'autant plus difficile que le message dont il était chargé se trouvait en décalage total par rapport à la réalité dans la rue.
Peu avant la visite, le président Obama avait en effet téléphoné à M. Morsi pour lui rappeler sa position de principe: les Etats Unis continueront à soutenir les Frères Musulmans, à condition que ceux-ci poursuivent la réforme économique selon les recommandations du FMI et qu'ils contribuent au maintien de la stabilité dans la région, sans remettre en question les accords de Camp David et en maintenant la fermeté vis-à-vis de Gaza.

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''John Kerry Frère Musulman'': l'opposition égyptienne dénonce le soutien de Washington aux Frères musulmans.

Alors que l'opposition avait appelé au boycott des élections, l'appel de M. Kerry au respect de la légalité avait peu de chance d'être entendu. Le chef de la coalition du Front du Salut, Hamdeen Sabbahi, a refusé de le rencontrer et M. El Baradei a tout juste accepté de lui parler au téléphone. Les opposants qu'il a pu rencontrer ont fait passer un message assez carré: pour eux l'Amérique doit cesser de soutenir M. Morsi comme elle a soutenu Moubarak, et laisser l'Egypte poursuivre sa révolution sans interférer.

A l'issue de sa visite, M. Kerry a annoncé une aide de 260 millions de dollars. Toutefois ce chiffre serait bien inférieur à ce que le Département d'Etat souhaitait annoncer; le Congrès, qui ne partage pas la vision positive de l'administration américaine sur les Frères Musulmans, se serait en effet opposé à l'octroi de la totalité des 450 millions envisagés à Washington. La décision de suspendre les élections prise le 8 mars par la Cour suprême égyptienne a, en outre, sonné comme un désaveu complémentaire de l'analyse que l'administration américaine fait de la situation en Egypte.

Divergences sur la question syrienne

C'est surtout le dossier syrien qui a largement dominé durant cette tournée. Pour M. Obama le règlement de la crise constitue une priorité; mais le président demeure réservé sur le principe d'une aide militaire. Alors que l'administration américaine passe pour être plus ouverte vis-à-vis de cette option, le président américain vient de recevoir l'appui remarqué du patron du Centrom, le général James Mattis, qui ajoute que les Etats-Unis n'ont pas les moyens de gérer un conflit en Syrie.

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M. Kerry reçu à Doha par le Prince Sheik Tamim bin Hamad Al Thani.

Face à des alliés qui demandent un plus grand engagement sur le plan militaire, l'exercice était délicat pour le Secrétaire d'Etat qui a dû se livrer à une sorte de grand écart. L'opposition syrienne clame haut et fort que l'aide internationale est insuffisante; elle n'a accepté de participer à une réunion à Rome, le 28 février, qu'après avoir reçu des assurances sur son augmentation. Pour sa part, M. Kerry a annoncé un montant de 60 millions de dollars d'aide américaine, tout en précisant que celle-ci viserait des contributions humanitaires ou l'achat de matériel militaire mais «non meurtrier».

Un décalage avec les pays du Golfe

La discussion a de toute évidence été très serrée en Arabie saoudite, et surtout à Qatar, où le chef de la diplomatie américaine s'est trouvé devant des interlocuteurs qui n'ont pas dissimulé leur agacement face à la prudence de la Maison Blanche et ont montré leur détermination à faire évoluer la position américaine.

M. Kerry n'a pas cédé sur le fond, mais il a fini par reconnaître que les partenaires de Washington pouvaient apporter une aide militaire, précisant toutefois que les armes fournies n'aboutiraient pas dans des mauvaises mains. Et comme pour prévenir l'impression qu'il y aurait un décalage avec les pays du Golfe, peu après le retour de M. Kerry à Washington, des indiscrétions de presse ont fait état d'opérations de formation de combattants de l'Armée de libération syrienne (ALS), qui seraient effectuées en Jordanie par l'armée américaine.

Le calendrier diplomatique arabe avait d'ailleurs été construit pour faire comprendre au Secrétaire d'Etat le degré de détermination de ses interlocuteurs à aller de l'avant. A la veille de son arrivée dans le Golfe une première réunion s'est tenue en Arabie saoudite au niveau du Conseil de coopération du Golfe (CGC) pour dénoncer l'inaction de la communauté internationale.

Au lendemain de son départ, ce sont les ministres de La Ligue arabe qui se sont réunis au Caire, sur un agenda plus ambitieux. La Ligue s'est mise d'accord pour reconnaître à chacun la liberté de fournir des armes à l'opposition syrienne et s'il n'y a pas eu accord pour inviter l'opposition à siéger à la place de Damas, c'est partie-remise. Le Liban qui s'est opposé à cette décision, est désormais soumis à de très fortes pressions et il est fort probable qu'il ne résistera pas aux menaces qui pèsent sur la présence même des communautés libanaises dans le Golfe. La question sera réglée dans un sens favorable à l'opposition syrienne, lors du prochain sommet de la ligue à Doha à la fin du mois

Les Etats du Golfe ont aussi rappelé leur forte inquiétude face à l'Iran. Le Secrétaire d'Etat a certes fait accepter le principe que la poursuite des négociations diplomatiques sur le dossier nucléaire reste préférable à une intervention militaire, tout en répétant que le temps est limité pour cela; mais savoir s'il a véritablement convaincu, est une autre question. En lâchant du lest sur la Syrie, M. Kerry a probablement obtenu que ses interlocuteurs ne fassent pas monter la pression sur le dossier iranien; les Arabes du Golfe peuvent bien avoir un certain pouvoir d'initiative vis-à-vis de Damas, en revanche c'est l'Amérique qui est aux commandes vis-à-vis de Téhéran.

* Consultant indépendant, associé au groupe d'analyse de JFC Conseil.