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salafistes tunisiensMettre l'Etat – ce monstre qui concentre tellement de pouvoir que le pas vers la dictature est vite franchi – entre les mains des islamistes revient à allumer une étincelle à côté d'un baril d'essence.

Par Karim Ben Slimane*

Le titre de cette tribune peut sembler provocateur, et il l'est. Toutefois, il constitue le message en filigrane que deux intellectuels d'obédience islamiste viennent d'envoyer concomitamment dans deux missives à leurs peuples. La coïncidence est peut être étonnante mais elle aura au moins la vertu d'appuyer ce message: l'islam est-il devenu le problème. Je laisse à ceux qui auront l'envie d'aller au-delà du titre de ce billet et de parcourir ces lignes, le soin d'en juger la sagacité.

L'islam est-il encore la solution?

De prime à bord une présentation brève des deux hommes s'impose. Le premier est Tunisien, il est professeur de philosophie et un penseur prolifique. Il a délaissé les pupitres de l'université pour s'engager en politique après la révolution en occupant le poste de conseiller à la Primature et de député dans l'Assemblée nationale constituante (Anc). Abou Yaâreb Marzouki qu'on ne présente plus vient de tirer sa révérence de la vie politique. Avant de se retirer Abou Yaâreb a adressé une missive aux Tunisiens qui invite à la méditation et à la réflexion.

Le second est Egyptien. Il s'appelle Fahmi Howeidi. Journaliste, auteur de nombreux livres sur les mouvements islamistes modernes, il est aussi un spécialiste de la période de la renaissance islamique qui a vu naître les premiers réformistes à l'instar de Jameleddin Al-Afghani, Mohammed Abdou et son disciple Rachid Ridha. Fahmi Howeidi affiche clairement et sans ambages sa sympathie pour les mouvements islamistes en Egypte et partout dans le monde musulman. Ici je reviens sur sa tribune du 4 mars sur le site de la chaîne Al-Jazira intitulée: ''Avant que l'islam ne devienne le problème''.

A partir des années quatre-vingt du siècle dernier, les mouvements islamistes sunnites avaient choisi pour slogan: «l'islam est la solution» présentant ce dernier comme la panacée à tous les maux des sociétés musulmanes rongées jusqu'à la nécrose par des maux sociaux, politiques et économiques. C'était le leitmotiv de la résistance, le chant du maquis qui unissait des islamistes de tous bords, ceux qui croupissaient dans les geôles des dictateurs aussi bien que ceux qui ont choisi de vivoter dans l'exil.

Nul ne peut prétendre que sur les trois dernières décennies les mouvements islamistes ont connu une production intellectuelle significative ou un renouveau quelconque sur le plan des idées. Cette sclérose doublée d'une indigence intellectuelle, les mouvements islamistes en portent encore les stigmates. La question centrale à laquelle les islamistes sunnites ont peine à répondre consiste dans la nature du pouvoir à mettre en place.

Au début du siècle dernier, Ali Abderrazek a lancé un pavé dans la marre en affirmant qu'il n'y a point de fondement ni de conception du pouvoir et de l'Etat dans le Coran et de souligner le caractère profane du califat qui n'est rien d'autre qu'une construction sociale de son époque. Cette thèse a été combattue avec véhémence par beaucoup de penseurs conservateurs mais aussi par les réformateurs sans pour autant donner d'alternative claire et probante.

Les islamistes à l'assaut du pouvoir

Au début, les islamistes se sont vertement opposés à la démocratie, au principe des élections, aux partis politiques source de «fitna» et de scissions dans les rangs des croyants. Les plus conciliants ont tenté de rapprocher le concept de «choura» (la consultation) de celui de la démocratie.

Donc, sur le plan intellectuel, les islamistes n'ont pas encore résolu la question du fondement du pouvoir dans les sociétés modernes et surtout leur position par rapport aux institutions de l'Etat moderne (parlement, justice indépendante, élections). Pour toutes ces raisons le slogan «l'islam est la solution» a connu un succès car s'il est tranchant dans la référence religieuse à laquelle il renvoie il reste néanmoins vague et flou dans les réponses qu'il donne quant aux mécanismes et aux modalités d'implémentation.

«L'islam est la solution» a été un excellent slogan dans la résistance des partis islamistes contre les dictatures. Il a réussi à unir ses partisans autour d'une idée et d'un projet sans destination claire et sans carte de route établie. Comme toutes les idées vagues et floues, ce slogan était à la fois séduisant et intimidant surtout à l'égard des populations pour qui la religion reste encore un élément structurant de l'identité et un vecteur important de sens de la vie. L'explication du ras-de-marais électoral des islamistes en Egypte et, à un moindre degré, en Tunisie tient beaucoup du caractère séduisant et intimidant car vague et flou du slogan «l'islam est la solution».

Le printemps arabe a rebattu les cartes des islamistes et pour faire simple il les a pris au dépourvu. Ils ont pris d'assaut le pouvoir. Forts de leur vivier électoral populaire ils ont accédé sans difficulté au trône. Le changement, indicible pour la plupart, qui s'est opéré après le printemps arabe est un événement de la plus grande importance pour les islamistes sunnites. Pour la première fois ils passent de la semi-clandestinité à la vie publique et de la résistance au pouvoir. Surtout un défi intellectuel et idéel les attendait.

L'islamisme politique à court d'idées

Les deux penseurs Abou Yaâereb Marzouki et Fahmi Howeidi se désolent qu'aucun parti islamiste ayant accédé au pouvoir en Egypte et en Tunisie n'eut pris la mesure du défi intellectuel de l'après printemps arabes. Pire : ils se sont rués sur le pouvoir tentant de mettre la main sur les rouages de l'Etat et d'inféoder l'administration. Abou Yaâreb Marzouki explique que les Islamistes d'Ennahdha exercent le pouvoir à la manière de Ben Ali. Fahmi Howeidi note, quant à lui, la volte-face des salafistes égyptiens qui se sont constitués en partis politiques et ont participé aux élections alors que, jusque-là, ils ont pourfendu avec insistance le principe même d'élection au suffrage universel. Le journaliste égyptien s'étonne aussi de voir 16 partis d'obédience islamiste évoluer sur la scène politique alors que les islamistes tiennent en horreur la «fitna», les scissions dans les rangs des musulmans.

Autant dire que la course au pouvoir et la politique politicienne a détourné les islamistes du défi intellectuel et idéel qui les attend. C'est un jeu de dupe auquel nous nous livrons. Les opposants aux islamistes leur prêtent les projets les plus noirs, application stricte d'une chariâ peu amène avec les libertés, retour au châtiment corporel, légitimation du pouvoir par la religion, excommunication («takfir») des opposants au pouvoir. De l'autre côté les islamistes s'emploient à envoyer des signaux rassurants et s'évertuent à montrer qu'ils sont fréquentables.

Mais guère d'évolution dans le domaine des idées. Pour preuve : depuis deux ans au pouvoir les cheikhs d'Ennahdha n'ont pas pris la peine de publier leurs idées dans des livres ou des tribunes, signe qu'ils n'en ont peut-être pas ou qu'ils n'en font que peu de cas.

Qu'on pose la question aux Nahdahouis qu'est-ce que l'islamisme politique et qu'est-ce qu'un islamiste aujourd'hui, et qu'on prenne le soin de les empêcher de s'autoproclamer gardiens du temple de l'identité musulmane et on s'apercevra sans difficulté de leur vacuité intellectuelle.

Il n'y a rien de surprenant donc que de penser que l'islam aujourd'hui est le problème car il est devenu un marchepied pour accéder au pouvoir et une idée séduisante pour subjuguer les foules. Le problème peut devenir un danger si les islamistes s'emparent de l'appareil de l'Etat qui, dans la conception moderne et actuelle, centralise le monopole de la violence symbolique et s'ingère dans les moindres aspects de la vie du citoyen l'école, la santé, la justice, la culture, les mosquées, l'art, la sexualité, la fécondité (faites deux enfants et demi et non quatre).

L'Etat domine notre vie, et nous considérons à tort ce fait comme allant de soi. Dans notre lecture de la politique, nous oublions souvent de critiquer l'Etat moderne, un Léviathan comme le désigne Hobbes, un monstre qui accapare et concentre tellement de pouvoir que le pas vers la dictature est vite franchi. Mettre l'Etat, ce monstre, entre les mains des islamistes revient à allumer une étincelle à côté d'un baril d'essence.

Chacun de nous a le devoir de prendre de la distance, de critiquer et de mettre le doigt sur les vrais enjeux et défis de notre époque. Hélas, l'agitation a pris le dessus sur la cogitation. On peut critiquer l'islamisme politique pour des raisons autres que de défendre le droit de boire de l'alcool, de porter la mini-jupe ou encore de fréquenter les discothèques. Nous avons laissé en jachère le terrain des idées alors que c'est justement là que réside la fragilité des islamistes.

*Spectateur rigolard de la vie politique tunisienne.