Tunisie. Le professeur Kazdaghli au tribunal de cheikh UbuÀ quelques jours de la reprise des procès, il faudra s'attendre à un dégagement en touche dans la conservation d'un Seif Allah comme l'épée de Damoclès sur la tête des Iconoclastes.

Par Ines Mechri*

 

Selon le même processus qui transforma une étudiante victime d'un viol par deux policiers en coupable d'un outrage aux bonnes mœurs, le professeur Habib Kazdaghli s'est retrouvé au matin du 25 octobre devant le juge, inculpé d'avoir giflé une étudiante en niqab alors que c'est elle-même, accompagnée d'une bande d'illuminés, qui a saccagé le bureau de ce doyen de la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, le soumettant à des jets de pierres dans le seul apprentissage qui leur convienne, celui de la lapidation des êtres libres.

A l'assaut de la civilité tunisienne

Cette requalification des plaintes déposées en première instance par les victimes réelles en leur propre inculpation en coupables présumés est une instrumentalisation plus idéologique que politique de la justice qu'on n'aura même pas vue sous le régime déchu. Car si Ben Ali a bien fait traduire en justice d'abord Hichem Djaït pour avoir dénoncé la non indépendance de la justice en 1989, puis 18 intellectuels et avocats tunisiens en 1992 pour avoir mis en cause la torture, c'est que l'ancien chef de l'État avait vu ébranlés les verrous judiciaires et policiers de son pouvoir. Mais il n'a jamais osé s'attaquer à la spécificité même de la civilité tunisienne depuis l'indépendance sinon depuis des siècles: l'irruption de la femme dans l'espace public.

En effet, ce qui se joue dans ces deux procès, c'est la visibilité de la femme et son droit à occuper un espace mixte contre l'enfermement auquel elle est assignée, en résidence close et surveillée par prescription divine: que faisait-elle donc cette jeune fille dans sa voiture accompagnée de son fiancé, en pleine nuit, sinon transgresser ce commandement? Et en imposant le dévoilement du niqab au nom de la règle de la communication pédagogique qui prévaut à l'université, le doyen lui aussi rend à une visibilité ces silhouettes fantomatiques auxquelles un dogme supposé assoupli permet l'accès au savoir, mais uniquement sous la forme d'ombre non identifiable.

La chaîne de résistance à un obscurantisme

Ce matin-là du 25 octobre, devant le tribunal et devant l'Assemblée nationale constituante (Anc), la société civile et les pairs du doyen tunisiens ou étrangers, réunis dans la solidarité immédiate des démocrates, ont soutenu la défense des valeurs universitaires assurée par une cohorte d'avocats. D'un procès à l'autre, il s'établit la chaîne de résistance à un obscurantisme dont l'enjeu est l'enfermement de la femme à propos duquel toute insurrection d'un esprit libre est un péché, une hérésie.

C'est aussi un esprit libre que la justice turque a poursuivi ces derniers jours: Fazil Say, pianiste célébré de Tokyo à Berlin en passant par Paris et Londres pour sa virtuosité, s'est rendu coupable de quelques blagues blasphématoires sur Twitter du genre «Je ne sais pas si vous vous en êtes aperçus, mais s'il y a un pou, un médiocre, un voleur, un bouffon, c'est toujours un islamiste». C'est aussi un jouisseur qui dit vouloir choisir entre le paradis ou l'enfer selon «les alcools qu'on y propose»! Fazil Say, fils d'un grand intellectuel laïc turc, compositeur d'un ''Requiem pour Metin Altiok'', poète turc mort avec son cercle d'amis dans l'incendie d'un hôtel perpétré par des islamistes en 1993, ne se reconnaît plus dans sa Turquie qu'on donne pourtant en modèle de la démocratie musulmane mais où il risque un an de prison pour une langue trop libre ! Car c'est bien là la supercherie de l'Akp (Parti pour la Justice et le Développement) qu'on reçoit en grandes pompes en Tunisie: on ne dira jamais assez haut le lent grignotage de la laïcité turque ainsi que l'imposture d'une «démocratie» qui garde en prison des dizaines d'intellectuels, de journalistes et de militants de gauche.

Les verdicts de ces trois procès ont été reportés. Car, levée comme un incendie, l'indignation des sociétés civiles allume une passion mobilisatrice contre tant d'archaïsme culturel. Mais la pression internationale a aussi des effets dissuasifs.

Des esprits libres devant le tribunal de Cheikh Ubu

Dans l'attente d'un statut avancé auprès de l'Union européenne pour la Tunisie, le gouvernement islamiste d'Ennahdha rengaine du mieux qu'il peut l'arsenal obscurantiste de propositions constitutionnelles, déléguant à des milices de la vertu, dites autonomes et bien tolérées, l'outillage d'une répression mutilante ou d'un formatage à la soumission des cerveaux malléables des petits enfants, au premier degré de l'apprentissage éducatif.

Avec des aspirations géopolitiques de plus haut vol, celle d'une entrée dans l'Union européenne ou d'une hégémonie moyen-orientale, la gouvernance islamiste turque ne se préoccupe pas de ces billevesées que sont les entreprises de contrôle de l'espace vital des femmes: les petites et arrière-petites filles d'Atatürk, principalement les Stambouliotes, ne semblent pas menacées. Mais le Parquet relevant de l'esprit Akpiste frappe fort au cœur de la liberté de conscience, ne tolérant aucune offense au divin, dans une criminalisation de l'atteinte au sacré qu'on voudrait inscrire dans la prochaine Constitution tunisienne.

À quelques jours de la reprise des procès, il faudra s'attendre à un dégagement en touche dans la conservation d'un Seif Allah comme l'épée de Damoclès sur la tête des Iconoclastes.

À l'heure où les civilisations avancées (faudra-t-il les dire «supérieures»?) identifient le Boson de Higgs, particule élémentaire pouvant expliquer l'origine de notre univers, nos sociétés accrochées à une lecture littérale de prescriptions ancestrales, loin, très loin de toute élévation spirituelle, portent encore des esprits libres devant le tribunal de Cheikh Ubu.