Tunisie. La révolution est-elle déjà repartie?

La télévision publique et ses deux chaines Watania 1 et Watania 2 sont-elles devenues la voix de leurs maîtres, les Nahdhaouis, qui remplacent les Rcdistes dans le système autoritaire en place dans le pays?

Par Rachid Barnat

 

Vous vouliez des preuves que cette la TV nationale est devenue la voix de son maître comme l’affirmait la porte parole du syndicat des journalistes? Il faut avoir vu le débat politique de l’émission ‘‘Siasa Show’’ de mardi.

Le journaliste animant l’émission, Iheb Chaouch, est-il déjà aux ordres?

Ameur Lârayedh joue à domicile et devant «son» public

Il faut croire que oui: il n’ose pas couper la parole à Ameur Lârayedh, le député et dirigeant d’Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir, contrairement à ce qu'il fait avec les autres participants, dont Belgacem Ayari de l’Ugtt.

M. Lârayedh donne l’impression d’être le maître des lieux : il prend la parole quand il veut et la garde autant qu’il veut! L’animateur n’osant l’interrompre, ce rôle incombe aux invités de lui rappeler qu’il prend plus de temps qu’eux et qu’il n’a pas à les couper et à empiéter sur leur temps de parole!

Le public, à dominante «jeunesse nahdhaouie», applaudissait à chaque intervention de Lârayedh... ce qui a agacé un député de l’opposition, Mahmoud Baroudi, qui rappelait que cela lui évoque Zaba et la «spontanéité» de son public «enthousiaste»! Avec humour, il regrette de ne pas disposer de bus comme font les Nahdhaouis, pour «inviter» lui aussi «son public»!

Avant même que M. Baroudi n’ait fini sa remarque, M. Lârayedh a fait un geste de ses deux mains pour calmer son public, qui a obéi de suite! Il lisait son texte! On se croirait sous un régime communiste, s’il ne s’agissait de pire encore puisque celui en place aujourd’hui en Tunisie mêle dieu à son action politique!

Pour la «démocratie», on accordait au public la prise de parole pour des questions: ainsi la parole fut donnée en gros aux «jeunes» nahdahouis, apparemment bien briefés par leur parti, puisqu’une «jolie foulardée aux yeux bleus» (un choix non innocent quand on sait l’impact de l’image) a débité un discours «convenu» fustigeant ceux qui demandent aux constituants de «dégager» le 23 octobre 2012 pour raison de «fin de mandat»; et un autre lisait carrément la question qu’on lui a suggérée… Qui n’en était d’ailleurs pas une, puisque l’animateur n’a cessé de leur demander de poser leurs questions!

Bienvenue à la télévision de Mme Bahroun

Dommage, l’animateur, Iheb Chaouch, était beaucoup plus à l'aise et plus mordant avant l’arrivée du nouveau Pdg, Imen Bahroun. On sent qu’il est soumis au contrôle du pouvoir, plus exactement d’Ennahdha, par Pdg interposé.

Ce qui confirme les dires de la syndicaliste, affirmant que les invités sur le plateau des émissions politiques, aussi bien que le public, sont triés sur le volée selon les desiderata d’Ennahdha!

En d’autres termes, Ennahdha impose les personnes sensées jouer le rôle d’opposants, pour pouvoir leur répliquer, prenant bien soin d’éviter les grands ténors de l’opposition qui gêneraient son représentant dans l’émission tout en évitant de faire de la «pub» au parti auquel les invités appartiennent!

D’ailleurs, le choix d’un des parlementaires de l’opposition s’est porté sur un tout petit parti… et surprise, dont le père avait milité dans Ennahdha!

Or les journalistes et techniciens de cette institution ne cessent de dénoncer l’ingérence d’Ennahdha dans leur institution.

Depuis la nomination arbitraire de Imen Bahroun, une journaliste qui avait roulé pour l’ancien régime avant de se recycler dans Ennahdha, l’indépendance des journalistes de la télévision publique ne cesse de se réduire de jour en jour !

Cette Pdg supervise, pour le compte de son employeur Ennahdha:

- la grille des programmes;

- contrôle de la ligne éditoriale;

- écarte, par des mises au placard, les journalistes et animateurs qui veulent conserver leur liberté retrouvée depuis le 14 janvier;

- recrute sans concours les nouveaux «arrivants», des pro Ennahdha de préférence pour remplacer journalistes et animateurs poussés vers la porte;

- règle leurs comptes à tous ceux avec qui elle a un différend, ancien ou nouveau.

Elle va, bientôt, arbitrairement, sans aucune explication et sur un simple coup de fil, changer de postes les cadres de la Watania, ou leur confisquer leur bureau ou leur interdire carrément l’accès à la maison de la TV... en usant de mesures vexatoires.

La révolution a débouché sur le désenchantement

La révolution a débouché sur le désenchantement

Longtemps exclus, les islamistes veulent exclure les autres

Quant au discours de Ameur Lârayedh, ce soir là, il ne manque pas de contradiction!

Voilà un parti qui n’a cessé de mépriser l’opposition voire même ses propres amis de la «troïka», qui tout-à-coup découvre les bienfaits du «dialogue», de la «concertation» et du «consensus»! Alors qu’il faisait la sourde oreille durant près d’un an quand tout le monde l’invitait au consensus et au dialogue!

A l’appel de l’Ugtt pour une initiative de sauvetage de la République, M. Lârayedh pose des conditions dont l’exclusion des anciens du Rcd et du Destour (Tout le monde l’a compris: exclusion de la vie politique de Béji Caïd Essebsi!), à moins qu’ils fassent leur autocritique ou leur mea-culpa, et présentent des excuses, dit-il!

Ce qui a étonné M. Baroudi qui lui répondit: «L’aviez-vous fait, votre autocritique, à Ennahdha? Pourquoi l’exiger que de ceux qui rejoignent d’autres partis et non de ceux qui collaborent avec vous ? Pourtant, le directeur de la Banque centrale de Tunisie (Chedly Ayari, Ndlr), que vous avez choisi, en fait partie!»

Quant à la déclaration de M. Lârayedh, selon laquelle le pouvoir va donner rapidement des dates et une feuille de route pour les prochaines échéances, c’est une aimable plaisanterie! En tous cas, cela n’a, en aucune façon, la faculté de prolonger une légitimité qui prend fin le 23 octobre.

Les électeurs ont voté sur un décret de convocation très clair et qui prévoyait un délai d’un an pour le travail de l’Assemblée nationale constituante (Anc) et celle-ci n’a pas à prolonger à sa guise la durée de son mandat. Au-delà du 23 octobre, la légitimité politique, juridique et morale prend fin.

Les voleurs de la révolution

Il faut rappeler que Ghannouchi et ses hommes n’ont toujours pas rendu compte à la justice de leurs actes de terrorisme, des meurtres commis et des dégâts matériels causés à autrui dans les années 80 ! Que Ghannouchi reconnait mais justifie et refuse de s’en excuser auprès des victimes!

M. Lârayedh, en guise de réponse, a invoqué «la compétence et l’expérience» du gouverneur de la Banque centrale, comme pour excuser l’«exception».

Ce à quoi rétorqué M. Baroudi: «Ne croyez-vous pas que d’autres puissent aussi intégrer la vie politique pour leur expérience et leur compétence»?

Devant l’arrogance et le mépris dont M. Lârayedh a fait preuve durant toute la durée du débat, donnant l’impression d’«être chez lui», j’ai apprécié que Belgacem Ayari lui rappelle certains faits historiques dont le plus important, et duquel l’Ugtt tire fierté et légitimité, d’avoir participé à la révolution et d’en avoir été la clef de voûte! Ce qui n’est pas le cas d’Ennahdha et de ses hommes, qui étaient courageusement cachés entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011!

M. Ayari a insisté sur le fait que l’Ugtt s’interdit, par principe, d’exclure aucun parti. Il a même rappelé à M. Lârayedh le soutien de cette organisation syndicale à ceux-là même qui, aujourd’hui au pouvoir, recourent encore à cette pratique chère à Zaba, dont ils ont eu pourtant à souffrir par le passé!

Se proclamant de la légitimité du vote du 23 octobre 2011, M. Larayedh croit pouvoir jouer les prolongations, lui et ses camarades… Il nous promet de faire en six mois ce que son parti n’a pas fait en un an, à savoir communiquer un agenda clair des actions que la «troïka» va entreprendre : la création de la nouvelle Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), la date de fin de rédaction de la constitution, la date de la consultation populaire du projet de constitution, la date des prochaines élections…

Pourquoi les Tunisiens les croiront-ils maintenant? Qui peut croire encore en la sincérité des hommes d’Ennahdha? Quand on découvre ce que dit clairement Ghannouchi le dirigeant de ce parti lorsqu’il pense ne pas être entendu par le grand public, on est effaré!

C'est pourquoi, il est indispensable que le mandat accordé par le peuple pour les élections du 23 octobre 2011, accepté et signé par Ennahdha le 16 septembre 2011, doit être respecté! Au-delà de cette date, il n’y a plus de légitimité qui tienne... d’autant que les constituants formant le gouvernement provisoire de M. Ghannouchi l’ont perdue par leur laxisme et l’insécurité qu’ils ont laissée s’installer dans le pays au grand malheur des Tunisiens et surtout des Tunisiennes!

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