altL’économie tunisienne plonge dans la morosité, mais les responsables n’apportent gère de remèdes ou de thérapie. Ils procèdent par manœuvres dilatoires et fuite en avant. Jusqu’à quand?

Par Hédi Sraieb*


Nous l’avions déjà dit, puis répété récemment, la situation économique se dégrade à vive allure. Nous n’étions pas les seuls, d’ailleurs, à avoir tiré les sonnettes d’alerte. Le déficit du commerce extérieur sous le double effet d’un net ralentissement des exportations, crise européenne oblige, et de l’autre d’une forte croissance de nos importions pourrait induire une crise de liquidité de nos échanges avec l’extérieur.

La menace du défaut de payement

Cela apparaît d’autant plus plausible que ni la balance des paiements courants, ni celle des capitaux ne viennent compenser le volant de devises dont nous aurons besoin pour rembourser nos dettes et continuer à nous approvisionner. Les espérances de rentrées de devises (tourisme et transferts des immigrés) plafonnent à un niveau inférieur à l’habitude, tandis que le remboursement de notre dette extérieure n’est pas assuré par les nouvelles entrées de capitaux. Imperceptible, le risque de défaut chemine vers la zone fatidique, et cela d’autant plus vite que la dépréciation rampante de notre monnaie (crawling-peg) va probablement connaître une nouvelle accélération.

Par ailleurs, la flambée des prix des produits de base et de biens intermédiaires, locaux comme importés, ne va pas arranger les choses. La poussée inflationniste a indéniablement repris du service, et ce n’est pas le placébo annoncé d’encadrement du crédit qui changera quelque chose.

Inflation - croissance atone - déséquilibre extérieur vont mêler leurs effets cumulatifs, jamais immédiatement visibles, mais qui pourraient bel et bien déboucher sur une nouvelle crise économique et sociale d’ampleur inégalée.

Les responsables actuels perçoivent cette dérive, mais n’apportent ni remèdes, ni thérapie. Ils procèdent par manœuvres dilatoires de fuite en avant: vendre quelques bijoux de famille, sermonner les spéculateurs patentés, tout en faisant les yeux doux aux capitaux, étrangers comme locaux, recettes qui ne sont que de peu d’effets.

Ces atermoiements et faux fuyants relèvent assurément d’une tentative désespérée de juguler la spirale récessive, lente mais sûre, à laquelle est soumise notre économie.

Le système bancaire: une vraie bombe à retardement

Mais il y a encore bien plus grave, une crise financière et bancaire se profile aussi. Celle-ci trouve son épicentre dans la masse de créances douteuses et d’impayés d’un montant faramineux. Certains se risquent à estimer à plusieurs dizaines de milliards les besoins de refinancement de ce secteur! Une vraie bombe à retardement.

Le précédent gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (Bct) avait bien tenté d’esquisser une réforme de ce secteur, en toute discrétion. Il avait bien entendu pris la précaution d’éviter la crise liquidité (défiance réciproque de contrepartie des banques entre elles) en submergeant le marché monétaire de monnaie centrale (planche à billet).

Le premier signe avant-coureur est venu de la Banque nationale agricole (Bna) – sans grande publicité, il est vrai –, qui, dans un communiqué laconique, en appelle à l’aide de l’Etat. En d’autres lieux cette banque aurait été déclarée en faillite. Mais au pays du miracle économique, gouvernement et experts en ingénierie financière vont une nouvelle fois tenter de colmater la brèche par des expédients. Reconnaissons que si ces pratiques ne sont pas vraiment nouvelles, elles n’en ont pas moins une certaine efficacité, mais plus sûrement encore l’incomparable avantage d’éviter d’attirer l’attention de l’opinion publique.

Prémisses, donc, d’une crise grave qui s’alimente aussi à d’autres sources (facteurs aggravants) dont il est fait peu état. La fuite des capitaux et l’évasion fiscale incontrôlées participent à cette involution. Mais là le silence règne: pas un chiffre, pas un mot.

Alors oui la conjonction de tous ces facteurs sur fond de tensions sociales préfigure bel et bien d’une explosion sans précédent.

Ce passage au pouvoir d’Etat du triumvirat islamo-laïc aura montré une chose: c’est qu’en lieu et place de la démocratisation rêvée, et singulièrement de l’appropriation démocratique de la question économique, c’est vers une nouvelle désémancipation que nous nous acheminons.

Au fil du temps, les «heureux élus» ont cru pouvoir apporter une réponse en réutilisant les mêmes recettes et les mêmes instruments de ceux qui les ont précédés, y ajoutant bien entendu la «dénonciation morale de l’ancien régime»: pantomime de la discussion budgétaire, changement des commis de l’Etat par d’autres… Un échec, certes pas encore tout-à-fait consommé.

La tentation d’enrôlement autoritaire

Sans doute et se sentant dès le départ assez peu sûre de l’efficience de ces actions, cette «majorité» a-t-elle continué de déplacer le problème vers celui de la moralisation de la société. Cette translation leur a inspiré un nouvel «hygiénisme» (retrouver la pureté originelle du corps social), sous des formes renouvelées, mais bien connues sous d’autres cieux et à d’autres époques. La tentation, par ce biais, d’enrôlement autoritaire, de toute une société est bien là. Alors oui la résistance s’impose sur ce terrain là aussi, tout-à-fait nécessaire, d’autant qu’ont resurgi les diverses techniques usitées du contrôle social.

Toutefois, mes amis démocrates et progressistes se trompent en réduisant la critique en simple déni de droit. Ils ont tort de persévérer dans l’illusion juridique et du fétichisme des valeurs. Les insurrections rhétoriques relayées par une avant-garde chic, loin du cri des luttes sociales, sont bel et bien insuffisantes. Ils font aussi l’erreur de faire croire qu’il y aurait un besoin impérieux de technicité savante (la compétence). Rien n’est plus faux car ce dont a besoin la société, c’est d’une perspective stratégique neuve, la technique suivra.

Sans doute, et sous l’effet de la gigantesque déroute historique des expériences alternatives, les progressistes sont-ils en panne de la définition d’une transformation en profondeur des mécanismes qui régissent la vie quotidienne de nos concitoyens. Endosser cette résignation, renoncer par méconnaissance involontaire mais non combattue à la fabrication d’un autre discours qui se propagerait en ondes critiques porteuse d’un nouvel horizon… voilà bien ce qui manque… L’affadissement pourrait bien devenir un poison motel.

Ce constat d’impuissance augure mal de l’avenir, et l’art du commentaire rageur ou de l’arc-boutement sur les seuls acquis du mouvement national n’y pourront rien!

 

*Docteur d’Etat en économie du développement.

 

Articles du même auteur dans Kapitalis :

La dangereuse reconduite de la «combinazione» à la tunisienne !

La transition tunisienne s’enlise, l’abattement succède à l’euphorie

Qui va rafler la mise de la révolution tunisienne?

Entre soubresauts et indécisions, où va la Tunisie?

Tunisie. La ferme thérapeutique de Sidi Thabet: un concept gros de promesses

Tunisie. Où trouver 1 milliard de dinars pour sortir de la crise ?

L’agriculture tunisienne malade de sa modernité

Tunisie. Y-a-t-il un pilote dans l’avion? Episode 2

Les islamistes et la dure réalité du pouvoir

Tunisie. Ennahdha et le terrain miné des régions

Pour mettre fin au drame des migrants tunisiens en France

Vacances amères en Tunisie

Front de soutien aux migrants tunisiens