Lettre ouverte à certain(e)s de mes ami(e)s et à d’autres, convertis au «sebsisme»: pourquoi je ne voterai pas pour Nida Tounes (L’appel de Tunisie) de M. Caïd Essebsi.

Par Habib Ayeb*


 

«Thawretna Thawrat Zawali, Lé Sebsi we Lé Jebali» (Notre révolution est une révolution des pauvres, ni Essebsi ni Jebali), scandaient les manifestants à Sidi Bouzid le 9 août 2012.

Face à l’immobilisme actuel, à l’incompétence révélée de la «troïka» au pouvoir à gérer les affaires du pays, au sur-place décourageant de l’Assemblée nationale constituante (Anc), au retard enregistré à rédiger la nouvelle constitution, aux multiples provocations politico-policières, notamment pendant le ramadan, et à l’activisme inquiétant des groupes salafistes, visiblement protégés par leurs alliés au sein de Ennahdha et du gouvernement, je vois et je reçois des appels incessants à rejoindre le parti Nida Tounes (Appel de la Tunisie) et à se préparer pour les prochaines élections avec l’objectif affiché de faire battre Ennahdha et ses alliés actuels.

J’ai même lu sur la page Facebook d’une vraie amie (amie réelle et non virtuelle), pour laquelle j’ai énormément de respect et d’amitié, un appel en forme d’invective en faveur de Caïd Essebsi: «Ceux qui ne rejoignent pas l’Appel de la Tunisie sont des traitres».

Un large conglomérat imprécis qualifié de laïque

Convaincu(e)s par l’initiative de l’ancien Premier ministre ou résigné(e)s et optant pour le «moins pire», nombreux de mes proches ami(e)s ont décidé de faire le pas et à le soutenir.

Pour ma part, j’ai d’abord préféré discuter avec les ami(e)s et tenter de les convaincre que si leurs intentions sont plus que respectables, leur choix de rejoindre le nouveau parti ne correspond pas aux espérances créées par le soulèvement qui a mis fin à la dictature de la bande de Ben Ali. J’ai même tenté quelques «posts» sur Facebook et twitter qui n’ont généralement provoqué que des réponses polémiques et parfois même violentes.

Même si certains de mes amis (Fb ou réels) se trouvent sur les mêmes positions que les miennes, je dois avouer que Caïd Essebsi a déjà réussi à créer une rupture politique au sein même du large conglomérat imprécis qualifié de laïque par les médias et par certains intellectuels. A titre plus personnel, cette rupture m’éloigne de certain(e)s de mes ami(e)s proches…

Mais, si les états d’âme personnels ne concernent personne, il me semble important d’apporter une réponse politique à l’initiative de Caïd Essebsi, de ses amis et de son nouveau parti. Cette réponse politique s’impose surtout à ceux et celles qui refusent de choisir entre les islamistes d’Ennahdha et leurs alliés et les «sebsistes» et leurs amis.

Il n’est effectivement pas suffisant de répéter «non» à ceux-ci ou à ceux-là, mais on se doit d’abord d’analyser le processus politique dans le pays depuis la fin de 2010 et le début de 2011 (si l’on ne remonte pas à janvier 2008) et d’en tirer les leçons et les conclusions à partir desquelles on peut lire la situation actuelle et envisager les étapes à venir.

Mais avant d’aller plus loin, il m’importe de commencer par quelques considérations générales afin d’éviter tout malentendu et d’épargner à certains des efforts d’interprétations infondées, voire inamicales.

Intellectuellement, idéologiquement et conjoncturellement, je me situe et me positionne à l’antipode des thèses, des projets et des «normes» islamistes que je considère à la fois archaïques, dangereuses, porteuses de graves risques sociaux, économiques et politiques.

Ennahdha, Nida Tounes et le libéralisme économique

Toutefois, la position ne correspond en aucune manière à une quelconque stigmatisation ou rejet des religions, des religieux et des pratiquants. Ma propre éducation musulmane et mon itinéraire m’interdisent toute forme de mépris et m’imposent un respect absolu et sincère à leur égard.

Je garde aussi les mêmes distances politiques, intellectuelles et idéologiques vis-à-vis des libéraux et du libéralisme économique comme une idéologie qui nourrit les processus d’appauvrissement et d’exclusion qu’on connaît en Tunisie et partout dans le monde libéral et dont les victimes se comptent par millions.

J’ai beaucoup de respect pour l’ancien Premier ministre qui a assuré, avec beaucoup de professionnalisme politique et de savoir-faire, la plus haute charge effective de l’Etat à une période extrêmement dangereuse conduisant le pays jusqu’aux premières élections démocratiques de son histoire et ce sans trop de dégâts. J’ai aussi beaucoup de respect pour beaucoup de personnes dans l’entourage de M. Caïd Essebsi. Parmi ces personnes, je citerai particulièrement monsieur Tayeb Baccouche dont l’intégrité ne peut en aucune manière être mise en doute. Ancien patron de l’Ugtt, à un moment très difficile de son histoire, ancien président de l’Institut arabe des droits de l’Homme (Iace) et plus récemment ministre, pendant la période de transition, jusqu’à l’arrivée du nouveau gouvernement dirigé par Hamadi Jebali, M. Baccouche a fait preuve de son intégrité et de son dévouement pour des causes nobles.

Mais respect ne vaut pas adhésion. Mon respect aux uns et aux autres ne me conduit pas forcément à m’inscrire dans leurs projets politiques surtout quand il s’agit de choisir un projet destiné à s’inscrire dans le long terme et de déléguer mes pouvoirs (choisir c’est déléguer) de citoyen libre à des hommes et des femmes qui vont nous gouverner, non pas pour une période de transition mais pour de longues années.

Voter pour Nida Tounes aujourd’hui, c’est s’engager pour de longues années et pour une politique qui compte s’inscrire dans le temps et en supporter l’ensemble des décisions et des conséquences politiques, économiques et sociales. Le meilleur et le plus efficace des pompiers n’est pas forcément le mieux placé pour présider à la destinée d’un peuple. Le pompier fait des choix tactiques, d’outils et de méthodes pour éteindre le feu et le dirigeant choisit et met en exécution des stratégies de long terme. La différence entre les deux est considérable.

L’intégrité politique avant et après le 14 janvier

Si je ne considère pas les centaines de milliers d’anciens adhérents officiels du Rcd comme de véritables militants politiques au service de la dictature de Ben Ali, il m’est, en revanche, extrêmement difficile de blanchir de tout soupçon les anciens hauts cadres du parti et des hautes personnalités de l’Etat de l’époque de Ben Ali. Certes, personne ne doit être condamné sans procès juste et équitable et, ainsi, exclu et privé de ses droits de citoyen sur la base de simples soupçons de proximité ou de complicité avec la dictature. Seules la justice juste et l’histoire sont qualifiées pour prononcer de telles «sentences». Mais en politique et en démocratie tout compte, y compris les convictions intimes.

 

Ma propre position est assez claire, simple et ne souffre aucune ambiguïté stratégique ou même tactique: les personnalités nationales de l’ex-Rcd et du premier cercle du pouvoir doivent démontrer devant les instances et les institutions appropriées leur non-complicité active avec la dictature avant de prétendre à une quelconque réhabilitation et/ou responsabilité politique dans le pays. A titre personnel, je ne donnerai jamais ma voix électorale ou mon soutien politique à d’anciens membres du Rcd tant qu’ils n’ont pas fait preuve de leur intégrité politique avant et après le 14 janvier.

C’est là ma première raison de ne pas soutenir l’Appel de Tunisie et de militer activement pour une autre alternative qui rejette à la fois la prise du pouvoir par les islamistes et le retour des ex-Rcdistes reconvertis au «sebsisme». Mais il y a des raisons plus importantes encore.

L’Appel de la Tunisie, pour quoi faire?

Il ne me semble pas incongru ni illégitime de se poser la question de savoir pourquoi Caïd Essebsi s’est senti obligé de lancer son initiative politique. Fin et expérimenté homme politique, celui qu’on présente comme l’unique «sauveur» possible de la Tunisie n’est pas homme à agir dans la précipitation et sans calculs. Son amour du pays, dont on peut lui reconnaître la sincérité, ne peut pas être la seule explication. Il y a d’autres choses qu’il faut questionner et tenter de comprendre avant de choisir.

Ceci m’amène à reposer une question primordiale et décisive: sauver le pays de qui? Et de quoi? Incontestablement, Caïd Essebsi s’est donné la mission de «sauver» le pays contre le risque islamiste. Sur ce plan et quelles que soient les exagérations de ce(s) risque(s), l’animal politique perché sur ses bientôt 85 ans est légitime. Laïc convaincu, ancien compagnon de Bourguiba et défenseur de la modernité telle qu’elle est conçue en Occident mais avec une forte dose de conservatisme social, Caïd Essebsi n’est de toute évidence pas moins légitime que l’un ou l’autre. Une large partie des Tunisiens partagent, à quelques nuances près, ses convictions. Il est l’un des hommes politiques actuels à pouvoir relever le défi face au parti Ennahdha. Son âge, sa longue expérience et son dernier passage au premier ministère rassurent. Son charisme séduit. Ceci explique le fort et visible succès de son initiative qui fait de son nouveau parti le premier ou du moins le second sur la carte politique du pays. A l’ensemble du «conglomérat» moderniste et laïque, il est venu offrir une (mais non la) alternative sérieuse, prometteuse et potentiellement gagnante. En langage plus familier, Caïd Essebsi semble aujourd’hui ramasser la mise et risque bien de ravir à Ennahdha son incontestable succès électoral du 23 octobre 2011.

Alors, s’il ne s’agissait que de priver les islamistes du pouvoir et les empêcher de mettre à exécution leurs projets et stratégies politiques à longs termes, j’aurais été parmi les tous premiers à soutenir son initiative et à adhérer à Nida Tounes et je serais parmi les premiers votants pour ses listes. Mais malgré tout, cela ne me semble pas suffisant comme projet politique. Ceux qui ont manifesté ce 9 août 2012 à Sidi Bouzid en criant «Thawretna thawrat zawali, lé Sebsi we lé Jbali (Notre révolution est une révolution des pauvres, ni Essebsi ni Jebali), m’ont semblé demander autre chose: en finir avec la pauvreté, l’exclusion et la misère. En finir avec le chômage, le mal développement, le manque d’accès aux ressources (l’eau en particulier)…

Qui parle au nom des laissés-pour-compte et des déshérités?

Ce sont d’ailleurs ces mêmes revendications qui ont poussé les centaines de milliers de Tunisiens des zones défavorisées et marginalisées à se soulever contre la dictature, depuis janvier 2008, pour demander plus de droits sociaux et économiques, de justice sociale et territoriale et de dignité. Ils l’ont payé très cher. Les centaines de martyrs, de blessés, d’emprisonnés… en témoignent. Par leurs luttes, ils nous ont offert la liberté que trop peu avaient accepté d’en payer le prix fort. D’autres, dont je fais partie, s’étaient accommodés avec la situation en poursuivant des petites tactiques et stratégies personnelles pour échapper aux foudres de la dictature.

A chacun son itinéraire, et personne ne peut se permettre aujourd’hui de jeter la pierre à son voisin. Mais reconnaissons que du 6 janvier 2008 à la veille du 14 janvier 2011, rares parmi celles et ceux qui se présentent aujourd’hui comme des leaders politiques, développent leurs propres stratégies pour accéder au pouvoir ou du moins en profiter directement ou indirectement et proposent initiatives et projets, peuvent se targuer d’une quelconque participation au long processus de la révolution.

La révolution avait ses révolutionnaires, en grande majorité anonymes et inconnus, ses revendications, ses exigences, ses espérances… La réduire aujourd’hui à de simples luttes de pouvoirs même pour éviter le risque islamiste est au minimum réducteur de la première révolution de l’histoire de l’ensemble de la région et au pire une récupération politicienne injustifiable et inadmissible.

Alors, en quoi l’initiative de Caïd Essebsi répond-t-elle aux premières revendications de ceux et celles qui se sont battus contre la dictature, en s’exposant au pire des répressions? En quoi Caïd Essebsi et ses amis répondent-ils au geste désespéré de Mohamed Bouazizi? Je suis, malheureusement, tenté de répondre par «en rien». Mais ma réponse mérite explication.

Pas de projet répondant aux «objectifs» réels de la révolution

Pas moins que l’islamiste Ghannouchi ou le populiste Marzouki, Caïd Essebsi s’inscrit pleinement dans le libéralisme économique dominant et ne voit le développement qu’en termes de taux de croissance économique et de balances commerciales. Modernisations techniques, investissements, tourisme, exportations, taux de croissances, agrobusiness,… sont ses créneaux et ses indicateurs. Les hommes et les femmes d’affaires, la grande bourgeoisie et le haut de la classe moyenne, les grandes fortunes et la finance sont ses amis. Ce sont ses amis, qu’il avait mobilisés pendant sa période de Premier ministre de la transition. Ce sont les mêmes qui l’entourent et le financent aujourd’hui. Et ce sont les mêmes qui seront demain aux commandes du pays si, par aventure, il gagnait son pari et accédait au pouvoir, en battant les islamistes. L’histoire et l’itinéraire politiques de l’homme le prouvent.

J’ai cherché partout et j’ai réellement essayé de m’informer sur ses projets politiques, mais il m’a fallu me rendre à l’évidence du vide: rien sur la justice sociale, rien sur la lutte contre les processus d’appauvrissement et d’exclusion, rien sur les justices sociales, territoriales et générationnelles, rien sur les droits fondamentaux aux ressources naturelles… rien de différent par rapport aux lignes générales suivies pendant les deux présidences de Bourguiba et de Ben Ali.

Les recettes sont exactement les mêmes qu’auparavant: favoriser l’investissement privé, accélérer la libéralisation des marchés et la privatisation du secteur publique, le «retrait» de l’Etat et l’abandon de ses obligations économiques et surtout sociales et environnementales, l’accélération de l’intégration du pays dans les processus globaux de mondialisation économique, l’obéissance reconnaissante aux institutions financières mondiales et aux multinationales, l’aggravation de l’endettement du pays… Certes s’il s’entoure bien, Caïd Essebsi au pouvoir pourrait enregistrer des taux de croissance qui ferait rougir de jalousie des grandes économies du Nord.

Mais, sans insinuer une quelconque proximité entre les deux hommes que tout oppose sur le fond comme sur la forme, avec environ 4% de taux annuels de croissance économique, Ben Ali n’a pas à rougir de ses résultats… Il fallait pourtant qu’il dégage parce que sa dictature n’aurait même pas dû durer quelques mois, mais aussi parce que ces choix économiques et sociaux n’ont fait qu’aggraver la misère d’une large partie de la population et creuser davantage l’écart, devenu de plus en plus vertigineux, entre les plus riches qui ont continué à accumuler les richesses et les pauvres et les exclus qui ont continué à s’enfoncer dans la misère et de se voir déposséder de leurs ressources, perdant à la fois les moyens de la simple survie et la dignité humaine.

Encore une fois, Caïd Essebsi ne peut être soupçonné du moindre projet ni même tendance autoritariste. Caïd Essebsi au pouvoir ne sera pas notre prochain dictateur. Mais la dictature de la finance n’en sera que plus renforcée et encouragée. Avec Caïd Essebsi et Nida Tounes au pouvoir, nous serons certainement plus «libres», les touristes pourront venir chez nous, si la crise du monde capitaliste leur laisse les moyens pour s’offrir des vacances (regardez la chute des revenus des Grecs), et la grande finance n’en sera pas plus malheureuse. Mais l’exploitation minière des ressources continuera comme avant, voire pire, les pauvres et les marginalisés de ce pays, qui ont été à l’origine de notre révolution, ne verront pas leurs situations sociales et économiques changer, comme par miracle ou magie, et les générations futures risquent de ne rien hériter des grandes ressources naturelles de ce beaux pays. Nous laisserons un désert…

Alors, je pense que face aux islamistes d’Ennahdha et leurs amis, il n’y a pas qu’une seule alternative, et celle proposée par Caïd Essebsi et ses amis n’est pas forcément la meilleure.

Je dois reconnaître que le paysage politique actuel n’offre pas beaucoup de possibilités. On assiste sans trop de moyens d’agir à une lutte féroce pour le pouvoir entre les islamistes (libéraux-religieux) et les modernistes (libéraux-laïques). Ces deux forces occupent la scène et ne laissent pas beaucoup d’espace aux autres forces politiques organisées qui ne brillent pas non plus par une créativité fulgurante. Mais la vraie force politique du pays n’est-elle pas celle des milliers de personnes et de familles qui se sont battus sans compter et continuent à se battre aujourd’hui partout dans le pays pour plus de droits sociaux et économiques? Cette force est toujours présente et refuse de se laisser récupérer et de se faire voler sa révolution. L’alternative réelle – pas forcément électorale – c’est eux. Le projet s’écrit à travers le pays depuis janvier 2008 (et même avant) et jusqu’à aujourd’hui. Tôt ou tard, il finira par s’imposer.

Le jour venu, je voterai pour la force politique qui adoptera ce projet sans y toucher et sans conditions. Il m’importera peu que le «leader» d’une telle force politique s’appelle Béji, Rachid, Hamma, Néjib, Maya…

En attendant je préfère rester fidèle à ce qui m’a fait pleurer de joie un certain 14 janvier, quitte à être minoritaire.

«Thawretna Thawrat Zawali, Lé Sebsi we Lé Jebali».

* Géographe tunisien, chercheur enseignant. Universités Paris 8 et Paris 10 (France), Université Américaine du Caire. Contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

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