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En tentant d’éliminer l’égalité homme-femme, les Nahdhaouis s’attaquent à un pan entier de la modernité tunisienne et aux droits de celles qui, en nombre égal et à sacrifice égal avec les hommes, ont mené la révolution du 14 janvier.

Par Moncef Dhambri*


Les hommes savent, par expérience de leur Histoire, qu’il n’y a plus fiable et plus sûr test pour une réelle démocratie que celui de la parité femme-homme. C’est à l’aune de l’égalité entre les deux sexes que s’apprécie le degré de solidité d’un système démocratique.

A travers le monde, au moins depuis le début du siècle dernier, des hommes et des femmes ont fait des lois défendant le principe cette égalité, en attendant et en espérant que les mentalités et les comportements puissent un jour suivre.

Les inerties entêtées

L’égalité femme-homme n’est jamais parfaite. Le sera-t-elle un jour? Il importe, cependant, de s’assurer à ce que le législateur inscrive cette valeur dans les textes qui régissent l’organisation de la cité et ordonnent les relations de ses membres.

En Tunisie, l’on a pris l’habitude de croire que cette obligatoire égalité légale entre les deux sexes était une affaire réglée et que, moyennant quelques vigilance, assiduité et bonne volonté, tous les droits de la femme deviendraient, tôt ou tard, des réalités comprises, assimilées et palpables.

L’on a innocemment ou naïvement sous-estimé, depuis l’indépendance, l’étendue et l’influence du conservatisme de notre société. L’on pouvait, par intuition, reconnaître l’existence d’un certain traditionalisme fort, de certaines inerties entêtées, qui continuaient à rechigner devant l’égalité entre l’homme et la femme. La loi et l’autoritarisme (éclairé ou dictatorial) se chargeaient, de temps à autres et d’une sphère à une autre, à forcer la main de la récalcitrante réaction.

Au bout du parcours, le bilan était globalement positif: armé du Code du statut personnel (Csp) de 1956, le féminisme tunisien prenait définitivement le dessus sur le refus traditionaliste et pouvait espérer construire le meilleur avenir de la femme…

Etat tunisien

Au lendemain de la révolution, l’insoumission conservatrice a retrouvé «ses honneurs» auprès d’une certaine frange de la société tunisienne et a pu ainsi entamer la reconquête du terrain perdu. Même si cette «renaissance» antiféministe n’ose pas encore afficher ouvertement sa misogynie et même si elle souffre quelque peu d’un manque de fondement théorique, elle semble avoir pour le moins trouvé des adeptes et quelques porte-paroles.

La reprise de service de cet antiféminisme primaire, au lendemain de la révolution, a construit un argumentaire de vente facile pour écouler ses produits périmés auprès d’une catégorie de consommateurs bien déterminée. Le rejet de l’égalité femme-homme fera usage, par exemple, pour convaincre les centaines de milliers de sans-emplois de poncifs aussi éculés et rétrogrades que «s’il y a chômage, remettons les femmes à leur place. Renvoyons-les au foyer!» Pour restaurer un certain ordre et une certaine stabilité dans notre société déséquilibrée par plus d’un dysfonctionnement, les réactionnaires suggèrent de rétablir la polygamie, de refaire découvrir au «deuxième sexe» le véritable respect de soi dans une certaine interprétation de l’islam.

Complémentarité et supplémentarité, même combat

Cette lecture de la religion viendra dicter le hijab, puis le niqab, avant d’en arriver à cette idée réductionniste de la «complémentarité» de la femme que les Nahdhaouis comptent inscrire dans notre constitution révolutionnaire. Qu’en est-il exactement de cette nouvelle trouvaille d’Ennahdha?

Poussons, nous aussi, notre raisonnement jusqu’à l’extrême simplification. Un complément est une quantité qui s’ajoute à l’essentiel. Un complément n’existe pas indépendamment de l’essentiel. Reformulons cette vision pire que réactionnaire. Nos mères, nos sœurs, nos épouses – pardon, notre épouse ! – et nos filles ne seraient pour ainsi dire rien sans nous, les hommes. En tentant d’éliminer l’égalité homme-femme, les «islamo-démocrates» frappent ici un grand coup: ils s’attaquent, en effet, à un pan entier de notre modernité tunisienne et aux droits de celles qui d’entre nous, en nombre égal et à sacrifice égal avec les hommes, ont mené de bout en bout la révolution du 14 janvier.

Que disent, en définitive, les Nahdhaouis aux femmes de la révolution et aux défenseurs de la modernité?

Ils leur proposent de construire un nouvel ordre social «harmonieux» où chacun des deux sexes occupera une sphère bien déterminée: à l’homme revient la charge de gérer l’espace publique; la femme, elle, devra développer dans l’espace privé ses rôles de reproductrice, nourricière et éducatrice…

Pas touche à nos acquis

Poursuivons encore plus cet effort d’analyse simplificatrice, pour découvrir, pour dévoiler, ce qui se trame dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale constituante (Anc), avant qu’il ne soit trop tard et que le souhait nahdhaoui de remettre la femme «à sa place» ne devienne réellement une des lois fondamentales de notre pays.

Nous estimons que, quoique puissent nous répondre les stratèges et autres têtes pensantes d’Ennahdha, et les petites gens d’obédience nahdhaouie, la frontière séparant la «complémentarité» de la femme, ainsi que l’envisagent les disciples de Rached Ghannouchi,  et la «supplémentarité» est trop vague que l’on basculerait facilement et très vite dans la seconde dimension, dans le détestable revers de l’obscurantiste asservissement total de la femme.

Il suffira, ensuite, d’une simple fatwa d’un imam illuminé pour que le pas entre la première énormité et la seconde absurdité soit franchi.

Que la protection des droits de la femme vienne à s’articuler autour du principe de «la complémentarité de la femme», et notre système social régressera inéluctablement. Et la révolution du 14 janvier tombera inévitablement dans le piège des Nahdhaouis et leurs complices salafistes – les blancs bonnets et bonnets blancs de «la renaissance» qui se prépare.

Oui, il s’agit d’un traquenard. Oui, il s’agit d’un complot. Le stratagème d’Ennahdha consiste à opposer les hommes aux femmes, à les diviser, pour mieux régner.

* Journaliste et universitaire.

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