Et si les stratégies élaborées par des experts dans des bureaux feutrés des think tanks washingtoniens, aussi séduisantes qu’elles soient en théorie, tournaient au cauchemar, contre ceux-là mêmes qui les ont mises en place.

Par Salah Oueslati*


Comme tout pays qui se respecte, la politique étrangère américaine a toujours été déterminée par la défense de l’intérêt national, que cet intérêt soit à caractère économique ou géostratégique ou les deux à la fois.

Pendant la guerre froide, la priorité des Américains était la lutte contre la menace communiste. Tous les moyens étaient bons pour empêcher l’expansion de l’influence de cette idéologie, même quand il fallait organiser des coups d’Etat contre des régimes élus démocratiquement, comme au Chili et en Iran pour ne citer que ces deux exemples.

La protection spéciale des pays du Golfe

Avec les pays du Golfe, les Américains ont scellé un pacte toujours d’actualité : approvisionnement en pétrole et en gaz naturel contre protection des menaces extérieures. Les Américains ont tout fait pour protéger ces pays, notamment, l’Arabie saoudite de la «contagion» du nationalisme arabe dont les leaders étaient jugés les alliés de l’Union soviétique et surtout une menace pour les intérêts économiques et géostratégiques pour ce pays.

Pour contrecarrer cette menace, l’un des objectifs des Américains étaient l’installation du wahhabisme comme modèle pour le reste du monde arabe, voire musulman. C’est-à-dire, des régimes arriérés, moyenâgeux, mais pro-américains, et qui approvisionnent l’Amérique en pétrole et utilisent la manne financière provenant des ventes pour acheter des armes, des produits de luxe et toutes sortes de produits de consommations courantes utiles et inutiles.

Les leçons du revers iranien

La révolution iranienne était un choc et un revers pour les Etats-Unis, d’abord parce qu’ils ne l’ont pas vu venir et surtout parce que leur hostilité au nouveau régime islamiste a fermé la porte à toute influence dans ce pays.

Pragmatiques comme ils l’ont toujours été, les Américains ont tiré les leçons de cet échec, plus récemment aussi de leur échec en Irak et en Afghanistan, pour adopter une nouvelle approche.

Au lieu de combattre tous les islamistes, il serait plus avantageux de coopter les plus «modérés» d’entre eux et éviter ainsi un scénario à l’iranienne. C’est cette nouvelle approche qui a conduit les Américains à nouer des contacts secrets, par divers canaux, avec les leaders islamistes en exil en Europe et ailleurs pour en faire des futurs alliés et pour préparer l’avenir au cas où les régimes en place se disloquent.

Cependant, la thèse selon laquelle la révolution tunisienne serait un coup d’Etat organisé par les Américains pour installer les islamistes au pouvoir n’est pas crédible et ne repose sur aucun fondement solide.

Le soutien aux islamistes «modérés»

Il est certain que la révolution tunisienne était un soulèvement spontané qui a pris tout le monde de court, y compris le gouvernement américain. Ce dernier aurait aimé voir l’émergence d’une démocratie libérale de type occidental, mais il a tout de suite compris qu’il serait préférable de composer avec les islamistes «modérés» que de se trouver dans un nouveau scénario à l’iranienne. Cette stratégie est menée en coordination et avec le soutien du Qatar et de l’Arabie saoudite.

En effet, la Tunisie devrait devenir un modèle pour remodeler la géopolitique du monde arabe autour de l’axe Qatar/Arabie saoudite. C’est-à-dire, des régimes islamistes pro-américains ou américano-compatible. Quant à la nature démocratique de ces régimes, elle est souhaitée, mais elle ne constitue pas une priorité absolue. Il s’agit ni plus ni moins d’une reconduction tacite du pacte Roosevelt-Ibn Saoud de 1945, sous une forme plus acceptable, c’est-à-dire avec un habillage démocratique séduisant.

Les Américains croient à la viabilité du modèle islamiste turc

Ce n’est pas un hasard si les Américains garantissent les prêts contractés par la Tunisie auprès des institutions financières mondiales ou accordent leur soutien économique au gouvernement Ennahdha.

Ce n’est pas un hasard aussi si de nombreux séminaires, colloques et conférences, financés par le Département d’État américain, ont lieu régulièrement dans de grand hôtels aussi bien à Washington, à Tunis qu’ailleurs dans les pays arabes qui ont connu des soulèvements populaires. Ces séminaires ont pour thème principal «islam et démocratie».

Constituer un rempart contre le jihadisme

L’objectif des Américains est d’amener les partis islamistes «modérés» à jouer le jeu démocratique pour neutraliser les plus extrémistes parmi eux et constituer un rempart contre le jihadisme, devenu ennemi n°1 de ce pays.

La même approche est adoptée avec les Talibans «modérés» en Afghanistan. En effet, faute de les vaincre sur le terrain militaire, les Etats-Unis cherchent à nouer des contacts avec les éléments modérés pour préparer une transition qui sauve la face du président Barak Obama et surtout qui garantit les intérêts stratégiques américains à long terme dans la région.

Paradoxalement, l’Europe, notamment la France, n’est pas favorable à cette stratégie. La plupart des pays européens préfèrent nouer des alliances avec les partis modernistes en vue d’instaurer une démocratie libérale proche du modèle occidental. Plus important encore, les pays européens, notamment la France, considèrent la stratégie américaine comme un moyen de réduire leur influence et les marginaliser dans cette partie du monde.

Cependant, une autre hypothèse mérite d’être explorée: le soutien américain aux islamistes «modérés» ne constitue t-il pas aussi un piège pour obliger ces derniers à se confronter à l’exercice du pouvoir dans un contexte mondial marqué par la crise économique et par l’instabilité politique. Une expérience qui discréditerait ces derniers aux yeux de leurs opinions publiques qui finiront à terme par se tourner vers les forces modernistes comme alternative plus crédible.

Cependant, l’histoire nous enseigne que, dans les domaines qui touchent à  l’humain, rien n’est gagné d’avance. Les stratégies sophistiquées élaborées par des experts dans des bureaux feutrés des think tanks washingtoniens, aussi séduisantes qu’elles soient en théorie, risquent de tourner au cauchemar, contre ceux-là mêmes qui les ont défendues et mises en place.

* Maître de conférences, France.

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