Lettre ouverte aux décideurs et à tout citoyen qui se sent concerné par notre avenir commun à propos des politiques agricoles en Tunisie, Egypte et Maroc.

Par Habib Ayeb*


I- Introduction

Au début de l’année 2011, on a assisté à une surprenante et inattendue accélération des changements politiques dans les pays arabes qui ont provoqué la chute de trois dictatures particulièrement fortes, autoritaires et «stables» en Tunisie, en Egypte et en Libye.

Cette même évolution a lancé des mouvements de contestations populaires et massives dans plus d’un autre pays arabe comme le Yémen, la Syrie, Bahreïn, l’Algérie et le Maroc. Dans l’ensemble de ces pays, les bouleversements connus en 2011 ne sont qu’une forme accélérée d’un processus beaucoup plus long qui a commencé en 2008 en Tunisie par les grèves dans les zones minières de Gafsa dans le sud-ouest du pays. En Egypte ça avait démarré en 2006 dans la ville de Mahalla Al-Kobra dans le delta du Nil...

Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que si les évènements ont commencé dans les régions rurales (ou à dominance rurale) en Tunisie, il n’en a pas été de même en Egypte et en Libye. Mais dans tous les cas, il est indéniable que la révolution a été initiée par des groupes sociaux populaires, voire pauvres et marginalisés. On assiste donc à des situations où l’initiative des soulèvements revient à des populations et à des régions marginalisées, pauvres et, en grande partie, rurales. C’est, en quelque sorte, une révolution des marges et des marginalisés contre les centres politiques et économiques.

A l’origine de cette géographie de la révolution, on trouve un long processus de marginalisation économique, sociale et politique des régions rurales, surtout les plus éloignées du centre, de l’agriculture paysanne vivrière et des paysans et de réduction de l’accès des populations isolées et populaires aux ressources naturelles locales, aux différents services et à l’emploi. Ainsi, les petits paysans ont été soumis à une excessive compétition sur les ressources qui les opposait aux grands investisseurs et à l’agrobusiness aidés et favorisés par l’Etat convaincu que l’agriculture doit désormais s’orienter vers l’export pour consolider les revenus en devise de l’Etat et intégrer le pays dans le marché mondial. C’est pourquoi, la relecture des politiques agricoles suivies dans les pays arabes est une première nécessité pour toute personne qui souhaite comprendre les processus politiques en cours.

En Tunisie, en Egypte et au Maroc, les politiques agricoles ont globalement connu des orientations relativement similaires depuis les années cinquante jusqu’à nos jours. Elaborées et conduites sous les deux objectifs principaux de la modernisation technique et de la sécurité alimentaire, ces politiques se sont progressivement éloignées des questions sociales locales (campagne, petites paysanneries, autoconsommation…) pour se concentrer sur les taux de croissance nationale du secteur agricole et sur l’équilibre de la balance commerciale agricole. Dirigistes et volontaristes à partir des années cinquante et soixante, ces politiques se sont progressivement libéralisées avec une plus forte implication des investisseurs privés vivement encouragés et soutenus par les pouvoirs politiques. Pour aller vite, on pourrait dire qu’à des politiques «socialisantes», avec notamment la réforme agraire de Nasser en Egypte et le collectivisme en Tunisie, ont suivi, à partir des années 1980-1990, des politiques de libéralisation économique et d’ajustements structurels.

Les deux phases s’inscrivent parfaitement sous le double signe conceptuel de l’idéologie de l’irrigation et de la modernité technique. Les leaders des années 1950 et 1960, Nasser en Egypte, Bourguiba en Tunisie et Hassan II au Maroc, (leurs successeurs ont poursuivi dans la même direction mais sans vision globale) étaient porteurs d’un projet de modernisation technique et de développement bâti sur la nécessité de mobiliser l’ensemble des ressources hydrauliques au service du développement. Cela a donné le Haut Barrage d‘Assouan en Egypte et des dizaines de barrages, moins connus que le premier, en Maroc et en Tunisie. Ces ouvrages devaient être les moteurs modernes du développement du secteur agricole qui devait, à son tour, soutenir le développement économique global par le transfert de capitaux vers les autres secteurs de l’économie, dont l’industrie, les services…

Cette évolution des politiques agricoles s’est faite au détriment des petites paysanneries qui ont subi des processus de dépossession et de marginalisation induits par la libéralisation du secteur, voulue par l’Etat et par les grandes institutions financières et le secteur privé arguant de la nécessité de développer une agriculture moderne, hautement mécanisée et orientée vers l’export. Toutefois, malgré un indéniable «développement» technique, ces trois pays ont subi en 2008 une crise alimentaire extrêmement pénalisante qui a reposé, avec insistance, la récurrente question de la sécurité alimentaire, qui n’est pas sans liens avec les révolutions de 2011 dans certains pays arabes.

Cet article vise à revisiter brièvement l’évolution des politiques agricoles dans les trois pays Egypte, Tunisie, Maroc sous l’angle de la dépendance alimentaire de plus en plus alarmante que la crise alimentaire de 2008 a permis de mettre en évidence.

II- Politique Agricole: l’irrigation comme solution (idéologie de l’irrigation)

La mobilisation des ressources hydrauliques

Depuis les premières années de l’indépendance politique et en s’inscrivant dans  celles mises en place pendant la période coloniale, les politiques agricoles dans les trois pays (Egypte, Tunisie, Maroc), comme dans toute la région, se sont appuyées sur la mobilisation et l’exploitation de plus en plus intensives des ressources hydrauliques disponibles.

Partout des barrages de stockage, de dérivation ou de régulation ont été construits et rattachés à des réseaux denses de canaux fermés ou ouverts transportant des quantités d’eaux sur des distances dépassant parfois les centaines de kilomètres. De la même manière, les nappes les plus profondes ont été exploitées, grâce à des puits et sondages faisant parfois plusieurs centaines de mètres, pour alimenter les mêmes ou d’autres réseaux de transport et de distribution d’eaux urbaines ou d’irrigation. Qu’il s’agisse de la vallée et du delta du Nil en Egypte, des oasis dans toutes les parties sahariennes, des steppes et des régions arides du nord de l’Afrique, de plus en plus irrigués, ou encore des régions pluviales du Maghreb, où les barrages et les réservoirs se comptent par centaines, l’exploitation intensive des ressources hydrauliques de surfaces et souterraines pour une agriculture capitaliste de plus en plus intensive est devenue le modèle à suivre en terme de développement agricole.

L’Egypte : la maîtrise du Nil est désormais totale

En Egypte, l’aménagement total du Nil et la maîtrise définitive de sa crue grâce aux grands travaux hydrauliques, inaugurés par Mohamed Ali, au début du XIXe siècle et poursuivis par l’ensemble de ses successeurs à la tête de l’Egypte et à la construction des nombreux barrages construits tout au long du Nil Egyptien et surtout grâce à la construction du Haut barrage d’Assouan (construit par Nasser et mis en eau en 1964), a permis de créer un réseau de transport et de distribution des eaux du fleuve, parmi les plus denses et les plus étendus du monde.

On compte aujourd’hui plus de 120.000 kilomètres de canaux d’irrigation ou de drainage de tailles et de longueurs diverses qui alimentent environ 3,5 millions d’hectares entièrement sous irrigation dont presque un million d’hectares gagnés sur le désert pendant ces dernières décennies et sur lesquels se sont développées des grandes exploitations agricoles capitalistes et hautement mécanisées et dont l’essentiel de la production est destinée à l’export.

Depuis le début du 19e siècle, parallèlement aux différents travaux hydrauliques, une politique de conquête des sols et de remembrement du territoire fut développée, dans un premier temps, avec la grande propriété domaniale comme principal instrument. Malgré diverses difficultés, l’irrigation pérenne fut mise en place dans une très grande partie du delta.

La modernisation progressive et soutenue du système hydraulique égyptien permit une extension extraordinaire de l’espace «utile», pour atteindre, aujourd’hui, presque 3,5 millions d’hectares. Outre le développement de l’agriculture et par conséquent de la production agro-alimentaire, cet effort considérable et sans équivalent dans l’histoire de l’Égypte et du Nil permit d’accompagner la croissance démographique. De l’ordre de 4,5 millions d’habitants au début du siècle dernier (1800), la population égyptienne comptait 5,4 en 1846, 9,734 en 1897, 11,19 en 1907, 12,670 en 1917, 18,97 en 1947, 22 en 1952, 30 en 1966, 52 en 1986, 60 en 1996 et environ 83 millions en 2010.

La seconde période commença au début des années 1950 et se concentra pour l’essentiel sur la mise en culture de terres désertiques immédiatement mitoyennes du Delta et de la Vallée. À l’origine, il s’agissait surtout de distribuer plus de terres aux paysans sans terres et de dynamiser le secteur agricole. La toute dernière période, qui a commencé à la fin des années 1980, après une transition sans objectifs clairs, vise d’abord la création d’un territoire nouveau dédié à une agriculture moderne d’investissement. Il s’agit de très grands programmes d’irrigation dont le plus récent, le plus ambitieux et le plus symbolique est Toshka, dont la création a été lancée en septembre 1995 dans le sud-ouest de l’Égypte.

Pendant la seconde moitié du XXe siècle, outre l’intensification remarquable des cultures, la formation de la grande réserve d’eau du lac Nasser a permis la bonification de plusieurs centaines de milliers d’hectares de terres désertiques. Le Capmas (service égyptien des statistiques) avance le chiffre global 1,35 millions d’hectares entre l’année 1952 à l’année 2002/2003 (Capmas, 2004: 2).

Toutefois, seulement environ 462.000 hectares supplémentaires ont été ajoutés à la surface agricole depuis 1960 et effectivement mis en cultures. La différence entre la surface totale bonifiée et l’augmentation effective de la surface agricole correspond à la totalité des terres agricoles « perdues » à cause de l’urbanisation ou de leur abandon.

Par ailleurs, sur les terres agricoles en Egypte, intégralement sous irrigation, vivent plus de 3,5 millions de paysans avec leurs familles avec des exploitations «traditionnelles» dont la taille moyenne ne dépasse pas un hectare en moyenne mais avec un très haut degré d’intensification qui permet jusqu’à trois récoltes par an sur les mêmes parcelles.

Ainsi, l’Egypte présente ce paradoxe qui mérite méditation et réflexion. L’agriculture égyptienne, qui compte aujourd’hui parmi les plus développées et les plus productives du monde, est tenue par l’une des paysanneries les plus pauvres du monde.

L’agriculture en Tunisie : de l’espoir d’une sécurité alimentaire à l’affirmation de la dépendance alimentaire.

Dans sa politique agricole et alimentaire, la Tunisie indépendante s’est appuyée sur la grande hydraulique. Il fallait aboutir à une mobilisation intégrale et une utilisation optimale des ressources hydrauliques disponibles pour accroitre la production agricole et les capacités exportatrices du pays.

Ainsi, entre 1956 et les années 1990, les superficies irriguées ont plus que quadruplé (Jouve A. M., 1999: 232). Dans un premier temps, cet élargissement s’est fait d’une manière relativement équilibrée entre le secteur public, favorisé au début, et le secteur privé, qui prendra sa véritable revanche à partir des années 1990.

Actuellement, on peut dire que sur le plan strictement technique la politique agro-hydraulique de la Tunisie a globalement atteint ses objectifs en matière de mobilisation des ressources disponibles. Ainsi l’infrastructure hydraulique globale est bien développée et permet de gérer entre 90 et 95% des 4,8 milliards de m3 des eaux de surface et des eaux souterraines disponibles. Vingt sept grands réservoirs (barrages) permettent la gestion d’environ la moitié des réserves hydrauliques, 5% de l’eau provient de réservoirs collinaires et de lacs et le reste de l’exploitation des grandes nappes souterraines, surtout dans le sud du pays (BM, 2006: 47).

Grâce à ces efforts, des superficies irriguées qui était passées de 65.000 ha en 1956 à 250.000 ha en 1992 avec un taux de croissance de 4,5% par an, 330.000 ha en 1999 et environ 400.000 hectares en 2009, soit presque 7,5% de la surface agricole utile totale du pays.

Au total, le pays compterait aujourd’hui environ 120.000 producteurs agricoles irrigants. L’une des dernières régions massivement touchées par l’extension de l’irrigation a été le grand sud et particulièrement les zones de steppes du sud-est et autour de la chaîne d’oasis qui ceinture le pays du golfe de Gabès à l’est aux régions de Gafsa dans l’ouest, an passant par la région de Sidi Bouzid. D’autres régions dans le centre et l’ouest du pays ont aussi connu le même phénomène mais avec une plus faible concentration.

C’est, d’abord, le maraîchage qui a été le premier à bénéficier du développement de l’irrigation, particulièrement dans les périmètres privés. D’une superficie globale de 120.000 ha en 1960 (dont 1.300 sous serres), les maraîchages ont doublé vers la fin du siècle (Jouve A. M., 1999: 232).

A partir du milieu des années 1990, cette politique du «tout irrigation» va connaître une très forte accélération favorisée par la libéralisation/privatisation, aujourd’hui devenue totale, des aquifères profonds, jadis relevant du domaine public hydraulique et exploités exclusivement par l’Etat (Elloumi M., 2008: 2). Cette étape va accélérer la marginalisation des petits paysans qui ne disposent pas des moyens financiers et technologiques pour accéder aux nappes profondes alors que les parcelles, anciennement irriguées grâce à des eaux de sources ou de puits peu profonds (utilisant la nappe phréatique), vont souffrir de la baisse du niveau général des nappes sous l’effet du pompages excessifs nécessaires à l’irrigation des nouvelles terres.

Evolution de l'irrigation en Tunisie (Jouve A. M., 1999 : 232)

Années        Total des superficies irriguées en ha

1956             65 000

1972           120 000

1985          243 000

1990           280 000

2006-9        400 000

Le Maroc et l’exigence royale du million d’hectares irrigués

Au Maroc, La politique de l’eau a suivi le même modèle que celui adopté par la Tunisie, toujours dans le cadre de cette idéologie de l’irrigation qui se base principalement sur la mobilisation de toutes les ressources hydrauliques disponibles et accessibles. Une modernisation technique d’experts de l’irrigation et de l’agriculture pour renforcer les capacités économiques globales du pays dont, principalement, les capacités exportatrices. L’ensemble de cette politique agricole étant élaboré sous l’objectif premier de la sécurité alimentaire et de la participation du secteur agricole au développement économique global du pays.

Ainsi, le Maroc a globalement suivi, comme la Tunisie, le modèle colonial français basé sur le  développement de l’irrigation grâce à la mobilisation maximale des ressources hydrauliques pluviales et souterraines du pays. Cette orientation d’intensification, était devenue, assez tôt après l’accession à l’indépendance, un axe primordial de la politique de développement agricole et de la sécurité alimentaire. C’est, du reste, le roi du Maroc, feu Hassan II, qui a élevé l’extension intensive de l’irrigation au rang des premières priorités nationales en fixant, dès le milieu des années 1960, l’objectif à atteindre d’un million d’hectares irrigués pour l’année 2000.

Il s’en est suivi une accélération soutenue du rythme d’extension des périmètres irrigués. En 1967, la surface irriguée au Maroc était de 213.700 hectares. Elle est passée à 442.850 en 1975, 748.300 en 1990 et 1.016.700 en 2006, (Jouve A. M., 2002 : 2 & 3). A terme, la surface totale irriguée devait dépasser 1,3 millions d’hectares grâce au développement de la grande hydraulique (880.000 ha) et à la modernisation de l’irrigation traditionnelle (480.000 ha, Jouve A. M., 2002: 16). Aujourd’hui, l’objectif est largement atteint et la superficie totale irriguée du Maroc dépasse les 1,3 millions d’hectares. Un exploit technique incontestable.

Le tableau qui suit récapitule la croissance de l’irrigation depuis les premières années de l’indépendance jusqu’à maintenant.

Surfaces Irriguées au Maroc

Années        Surfaces irriguées totales

1956              300.000 à 350.000 ha

1967              475.000 ha

1989              825.000 ha

Potentiel      1.235.000 ha

C’est dans la région du Souss, région plutôt aride et à faible pluviométrie, que le développement de l’agriculture irriguée a été le plus poussé grâce à d’énormes investissements techniques et financiers, publics et privés, qui ont facilité l’exploitation massive et minière des ressources hydrauliques souterraines, majoritairement constituées de nappes fossiles non renouvelables. La quasi-totalité de la production des nouveaux périmètres irrigués est destinée à l’export. Toutefois, la réussite la plus spectaculaire est le développement des cultures sucrières (60.000 ha de betterave et 15.000 ha de canne), assurant les deux tiers des besoins du pays, alors qu’elles étaient inexistantes il y a une trentaine d’années.

Certes, la politique technicienne et très sélective a permis une forte croissance agricole et un élargissement important de l’irrigation. Toutefois, comme dans la majeure partie des pays du sud, elle a engendré une agriculture à deux vitesses et créé des déséquilibres territoriaux, sociaux et économiques importants qui obligent à remettre en question les priorités données à l’irrigué sur le pluvial.

III – La politique de sécurité alimentaire exacerbe la compétition sur les ressources

Si la libéralisation économique des secteurs agricoles dans ces trois pays a été indiscutablement un des moteurs de ces succès techniques de l’élargissement de l’espace irrigué, elle n’a pas pour autant permis au pays d’atteindre un niveau satisfaisant d’indépendance ou de souveraineté alimentaire qui auraient mis les pays et les peuples à l’abri des effets secousses qui touchent régulièrement les marchés internationaux des produits alimentaires. En revanche, les réformes n’ont pas manqué de créer des contextes de compétitions inégales et exacerbées sur les ressources agricoles naturelles (eau, terre…) et matérielles (intrants, crédits, subventions, etc.).

En amont des réformes libérales entreprises et réalisées dans les trois pays, on trouve deux idées précises pour le moins simplistes et parfaitement contestables. D’une part, l’agriculture vivrière familiale serait un frein au développement économique global et donc rendrait l’objectif de sécurité alimentaire impossible à atteindre. D’autre part, les politiques économiques et plus précisément agricoles doivent être définies, en fonction des marchés mondiaux des produits agricoles, selon le concept des «avantages comparatifs» qui stipule que chaque pays et chaque secteur économique doivent se spécialiser dans des produits d’exportations les moins exposées à la concurrence internationale et dont les conditions naturelles, notamment climatiques, du pays favorisent le développement à des coûts réduits. Ces stratégies doivent tenir compte des différents facteurs tels que les produits, les variétés, les saisons de production et d’exportation, les salaires et les différents autres coûts de production, de transport et de stockage. Se spécialiser dans des produits exportables dans les meilleures conditions économiques possibles est donc érigé comme une règle d’or à suivre pour augmenter les revenus en devises des pays exportateurs et mieux les intégrer dans le marché global d’où ils pourront importer leurs propres besoins alimentaire. Et c’est cette règle qui est suivie depuis maintenant plusieurs décennies dans les trois pays (Egypte, Tunisie, Maroc), comme dans beaucoup d’autres pays de la région et du monde.

En fait, ces deux orientations libérales sont les fondements constitutifs du concept de sécurité alimentaire développé, à juste titre, dans les années 1940 et 1950 pour faire face aux grandes famines qui ont dramatiquement touché des millions de personnes à travers le monde et notamment en Inde. Succédant à l’idée d’autosuffisance alimentaire, qui n’était ni réaliste ni réalisable, le concept de sécurité alimentaire, qui fait référence aux capacités d’un pays d’assurer, par la production ou par l’acquisition (achats et aides), une ration alimentaire suffisante à l’ensemble de sa population, était devenu une règle économique et politique fondamentale devant être scrupuleusement suivie par chaque pays.

Les Vlle et Vllle plans quinquennaux tunisiens (1992-1996) précisent que l’agriculture a pour rôle de contribuer à la réalisation de l’équilibre extérieur, de l’équilibre des finances publiques, de l’équilibre de l’emploi et de l’équilibre  régional. Ces fonctions et objectifs fixés au secteur agricole ont été repris dans le Plan d’Ajustement Structurel adopté par la Tunisie en 1987. Ainsi, la réalisation de la sécurité alimentaire correspond précisément à la contribution de l’agriculture dans l’équilibre de la balance commerciale. C’est toujours cette vision libérale qui régit les politiques agricoles dans une très large partie des pays du sud, dont les trois pays du nord de l’Afrique (Egypte, Tunisie et Maroc).

Ainsi, le solde de la balance commerciale agricole était devenu le principal indicateur pour mesurer le niveau de sécurité alimentaire d’un pays quelconque. La capacité d’achat s’impose à la place de la capacité de production dans l’évaluation de la sécurité alimentaire. Avec un tel outil, le Koweït, dont la production agricole est, pour ainsi dire, négligeable, est considéré comme un pays à haut niveau de sécurité alimentaire puisqu’il dispose, avec les pétrodollars, des moyens nécessaires pour acheter n’importe quelles quantités  de n’importe quel produit agricole alimentaire sur le marché international. Certes, le Koweït et d’autres pays similaires n’ont pas subi les effets de la crise alimentaire de 2008. Mais cette stratégie de sécurité alimentaire basée sur la capacité de se procurer les produits alimentaires nécessaires peut-elle être garantie sur le long terme, en temps normal, et même sur le court terme, en temps de crises géopolitiques graves? L’Exemple de l’Irak voisin, qui ne manquait pas de pétrole mais n’a pas pu résister longtemps à l’embargo commercial et alimentaire qui lui a été imposé pendant des années après que l’armée de Saddam Hussein ait envahi le Koweït voisin en 1991.

Sécurité alimentaire, libéralisations économiques et marginalisations Sociales

Malgré les succès techniques de maîtrise quasi-totale des ressources hydrauliques disponibles, l’élargissement exceptionnel de la superficie agricole  irriguée et l’intensification de la production agricole globale dans ces trois pays,  les politiques agricoles et hydrauliques suivies pendant les dernières décennies ont profondément, mais négativement, modifié la carte agricole, hydraulique et sociale de chacun des trois pays (Egypte, Tunisie, Maroc). Parmi les éléments de bouleversements de la carte, deux sont particulièrement repérables: a) le rétrécissement des espaces traditionnellement irrigués, particulièrement dans les oasis, et b) l’appauvrissement de plus en plus visible de la petite paysannerie, dont les surfaces agricoles individuelles ont été réduites sous l’effet mécanique de la démographie, dans un contexte de pauvreté sociale et économique, de raréfaction de l’eau d’irrigation destinée à l’agriculture vivrière traditionnelle et de l’extension des espaces urbains et des nouveaux périmètres irrigués sur les «anciennes» terres agricoles.

De l’ensemble des modifications qui ont touché la carte sociale des trois pays, la marginalisation et l’appauvrissement des petites paysanneries sont certainement les plus importantes. Elles sont intrinsèquement porteuses de risques sociaux, économiques et politiques qui dépassent les seuls paysans et menacent l’ensemble des structures sociales et économiques, voire politiques, de ces pays. En amont de ces processus ont retrouve, ici comme ailleurs, la compétition inégale et féroce sur les ressources agricoles entre les millions de petits paysans, qui ont assuré depuis des dizaines voire des centaines d’années une agriculture vivrière durable, et des investisseurs capitalistes totalement ignorants des moindres règles et techniques de l’agriculture et plus généralement du monde agricole et dont le seul objectif est d'accumuler encore plus de bénéfices. Cette compétition porte sur l’ensemble des ressources naturelles, dont l’eau et la terre, et des ressources administratives, financières et politiques, et se fait sous le regard partial de l’Etat qui en définit les règles de jeu et les objectifs, en assure l’arbitrage et en désigne, à l’avance, les vainqueurs qui correspondent à ses propres projets et orientations politiques et économiques. En plus des processus d’appauvrissement d’une partie de la population, cette compétition a fortement aggravé les processus d’épuisement des ressources naturelles et de la biodiversité et, encore plus grave, d’aggravation à long terme de la dépendance alimentaire du pays.

En effet, nous assistons à des phénomènes de dépossession et de désocialisation des ressources naturelles qui sont de plus en plus accaparées par l’agrobusiness.

Depuis les années 1950, en Egypte comme en Tunisie et au Maroc, l’agriculture paysanne et les petits paysans ont toujours été au centre du secteur agricole. Entièrement ou largement sous irrigation, l’agriculture familiale est vivrière et assure toujours l’essentiel ou une grande partie de la production, des emplois et des revenus agricoles. Ceci a été particulièrement le cas jusqu’au à l’adoption, à partir des années 1990, des politiques de libéralisation, de réformes économiques et d’ajustements structurels imposées par les grandes institutions financières, principalement le Fmi et la BM.

Par ailleurs, la marginalisation sociale s’est accompagnée et a été aggravée par la réduction sensible de la surface agricole «traditionnelle», une baisse du nombre de paysans et la chute des rendements à l’hectare due principalement aux nouvelles difficultés d’accès aux ressources agricoles, notamment l’eau d’irrigation de plus en plus rare et chère et les intrants agricoles. Ainsi, les paysans sont amenés à sortir de leurs exploitations agricoles pour trouver d’autres sources de revenus dans le commerce, les services, l’émigration… etc. En termes politiquement corrects et en langage d'experts, on appelle cela «pluri-activité». Certains ont même fini par abandonner leurs parcelles à des familles ou des spéculateurs immobiliers à la recherche de terrains à construire.

L’exemple de l’oasis de Gabès dans le sud-est tunisien est très révélateur des processus sociaux et spatiaux en cours et de leurs conséquences. Durant les trente dernières années, les surfaces agricoles oasiennes traditionnellement irriguées ont été réduites de moitié. Ce qui n’est plus irrigué est désormais construit ou en cours de construction. Alors qu’en même temps, les surfaces agricoles totales irriguées dans la même région ont été multipliées par deux. En Egypte et au Maroc, les processus de marginalisation de la petite paysannerie sont relativement semblables à ceux en cours en Tunisie.

Toutefois, la dépossession n’est pas induite exclusivement par le simple  rapport de forces entre les petits paysans et les grands propriétaires et investisseurs, mais aussi par les choix et les décisions politiques. Ainsi, les contre-réformes agraires adoptées ces dernières années ont consisté en une libéralisation des marchés de la terre, à la fois pour la vente/achat et pour les locations, en mettant fin au renouvellement automatique des contrats et à leur transmission par héritage de pères en fils et en supprimant toutes les réglementations des prix de ventes ou de locations. Le cas le plus clair est celui de la réforme agraire adoptée par l’Egypte en 1992 (loi 96/92), qui a mis fin totalement aux garanties accordées dans les années cinquante aux petits paysans par le régime socialiste de Nasser. Entre l’application de cette contre-réforme en 1997 et l’année 2000, environ un million d’anciens paysans locataires ont perdu leurs terres. Des processus similaires se sont produits dans les deux autres pays.

En Egypte, la vallée étant totalement «séparée» du désert environnant, l’apparition de terres nouvelles en dehors de la vallée ne touche pas directement son espace productif. Par contre, l’apparition de nouveaux périmètres irrigués en dehors de la vallée, prive l’agriculture traditionnelle d’une partie non négligeable de ses ressources hydrauliques. Cette évolution est de fait une situation de compétition sur des ressources agricoles. Une compétition qui aboutit à des processus de marginalisation spatiale des espaces agricoles traditionnels et de la petite paysannerie dont le travail et les fonctions sont dévalorisés et les bénéfices de leurs efforts réduits.

IV- Malgré la modernisation technique et les réformes, la dépendance alimentaire continue

La crise alimentaire mondiale de 2008, qui a lourdement frappé les pays du sud et notamment l’Egypte, la Tunisie et le Maroc, a montré les inconvénients et les risques des politiques agricoles dépendantes qui ne protègent pas des crises économiques et/ou politiques mondiales et régionales sur les capacités d’un pays à vendre ou à se procurer les produits agricoles et alimentaires sur le marché mondial.

En effet, la crise a prouvé qu’il suffisait d’une hausse brutale des prix d’une denrée alimentaire de base, comme le blé ou le riz, pour que certains pays à revenus limités et dépendant du marché international pour leur alimentation et/ou leurs productions agricoles se trouvent dans l’incapacité d’importer les volumes nécessaires et assurer la sécurité alimentaire notamment des franges les plus faibles de la population.

Dans la région, c’est l’Egypte, qu’on croyait protégée contre de telles crises, qui a connu les conséquences les plus dramatiques avec la mort d’une quinzaine de personnes. En à peine quelques semaines, les prix avaient augmentés de plus de 30 %, des produits de base comme la farine, les pattes et même le riz avaient disparu du marché légal pour être vendus au marché noir et le pain subventionné destiné à la consommation des millions d’Egyptiens démunis avait disparu des boulangeries. Il a fallu des grèves et des manifestations parfois violentes et des bagarres interminables qui ont laissé des victimes humaines devant les boulangeries avant que les autorités ne réagissent en augmentant quelques salaires, en annulant quelques hausses de prix de produits de base et l’implication directe de l’armée qui a fabriqué et distribué du pain subventionné pour que le pays retrouve un calme apparent. A postériori, on peut affirmer aujourd’hui que c’est aussi lors de cette crise que certains germes de la révolution de 2011 ont poussé.

Balances Commerciales déficitaires

Pour expliquer les causes de la crise alimentaire de 2008, les observateurs individuels ou institutionnels, tout en mettant le doigt sur certains problèmes et disfonctionnements internes à chaque pays, ont surtout mis en avant des raisons  globales indépendantes des situations locales à l’origine de la forte hausse des prix mondiaux de nombreux produits agricoles et alimentaires, dont les céréales. Parmi ces causes mises en avant, on a avancé les catastrophes naturelles, elles mêmes expliquées comme des conséquences «exclusives» des changements climatiques en cours, les dysfonctionnements du marché global des intrants et des produits agricoles et les troubles politiques et géopolitiques dans nombreuses régions du monde. Certains sont même allés jusqu’à établir un lien direct entre la crise de 2008 et la hausse des demandes sur les produits alimentaires due à l’amélioration, heureuse, des niveaux de vie des classes moyennes dans certains pays émergeant, particulièrement l’Inde, le Brésil et surtout la Chine.

Certes, ces éléments ont bien joué un rôle dans les mécanismes globaux de la crise alimentaire. Mais ils ne peuvent expliquer ni son ampleur globale ni sa géographie qui montre une quasi-superposition entre la carte mondiale de la crise alimentaire (par pays) et la carte des pays qui dépendent du marché mondial pour leur alimentation, à l’exception des pays exportateurs de produits pétroliers. Le cas spécifique du Nigéria qui a aussi connu la crise alimentaire, alors qu’il ne manque pas de pétrodollars, est particulièrement riche d’enseignement.

Dans les trois pays (Egypte, Tunisie et Maroc), lourdement dépendants de l’extérieur pour leur alimentation, les origines de la crise sont davantage explicables par les politiques agricoles suivies depuis des décennies et qui sont définies, élaborées et exécutées par rapport aux marchés mondiaux considérés comme garant de la sécurité alimentaire. Modernité technique et mobilisations des ressources naturelles sans développement social, renforcement de l’agrobusiness au détriment de l’agriculture vivrière, intégration au marché mondial au détriment de la souveraineté alimentaire et faiblesse des ressources financières et taux élevés d’endettement constituent certaines des raisons fondamentales de l’absence de toute sécurité alimentaire réelle et de l’ampleur locale de la crise alimentaire de 2008.

Les chiffres de la Fao montrent très clairement que la balance commerciale agricole dans les trois pays n’a jamais enregistré un seul résultat depuis 1961 et que la situation y à plutôt empiré, même à degrés et rythmes différents. Il en est de même pour les céréales qui constituent la base alimentaire des trois pays.

Plus significatif encore, les statistiques des productions végétales en Tunisie, montrent que les programmes d’ajustements structurels ont fortement participé à la dépendance alimentaire du pays. Alors qu’avant la troisième phase du Pasa, en 1988-1991, la production céréalière avait augmenté au rythme annuel de 101,7% en moyenne, la production a connu une forte chute entre 1992-1995, enregistrant une baisse de 27,94% en moyenne. Pendant les mêmes périodes, les évolutions des productions ont été similaires pour le blé dur (109,1% à -22,5%) et le blé tendre (94,7% à -26,7%). Ces mêmes tendances ont été observées pour l’olive à huile dont la production a augmenté de 40,5% en moyenne par an, en 1988-1991, avant de baisser de 20,2% par an, en 1992-1995. Ces mauvaises performances auraient pu s’expliquer uniquement par la sécheresse de 1994 et 1995 s’il n’y a avait pu eu également une sécheresse en 1988 et 1989. En réalité, entre les deux périodes, l’investissement total a diminué en affectant particulièrement l’arboriculture, utilisatrice surtout de l’irrigation par les puits de surface, et le matériel agricole utilisé même par l’exploitation agricole de petite taille (Bad. 2001: 9).

Par contre, l’évolution des cultures maraîchères a été quelque peu différente. En effet, au cours de la même période, la production de la pomme de terre et des tomates a poursuivi sa croissance quoique à un rythme plus faible (2,7%), en passant respectivement de 7,31% à 2,56% et de 12% à 3,83%. L’extension de la superficie des terres irriguées a contribué non seulement à stabiliser la production maraichère mais aussi à faciliter sa diversification par rapport à l’arboriculture, en général, et à l’olive à huile, en particulier. Les performances de cette période sont également dues aux incitations supplémentaires apportées par le Prref au travers de l’incitation aux investissements et par le crédit supervisé de la Bna destiné aux exploitations agricoles intermédiaires (Bad, 2001: 9).

Ces différences entre la croissance des productions maraîchères (en grande partie destinée à l’export) et celle des autres cultures montre combien la libéralisation du secteur agricole, le développement de l’agrobusiness et l’encouragement de l’investissement dans les produits exportables marginalisent l’agriculture vivrière locale et ses paysans et pénalisent l’ensemble du pays en le privant progressivement des outils nécessaires à une véritable sécurité alimentaire basée, d’abord, sur la capacité de produire les besoins de base. Il n’est donc pas étonnant que la balance commerciale agricole, les taux de couvertures et les importations des céréales restent largement déficitaires depuis plusieurs décennies.

Avec les différences inhérentes aux caractéristiques et contextes sociaux, démographiques, géographiques, historiques et politiques, voire même culturelles, les trois pays montrent les mêmes orientations globales et les mêmes conséquences de leurs politiques agricoles libérales et orientées vers l’export comme outil principal pour garantir la sécurité alimentaire. Les statistiques de ces dernières décennies et la crise de 2008 montrent que la libéralisation, la modernisation technique, l’élargissement et l’intensification de l’irrigation et l’intégration « non protégée » au marché international ne garantissent pas la sécurité alimentaire et peuvent même être la cause ou, du moins, l’un des moteurs les plus puissants des crises alimentaires. Il a été clairement démontré que ce type de politique est en grande partie responsable de la récente crise alimentaire de 2008 (Oxfam International, 2009).

Pour garantir une sécurité alimentaire réelle et durable, aux pays et aux paysans, il est plus que jamais nécessaire de réfléchir et d’élaborer les politiques agricoles  en termes de souveraineté alimentaire. Le concept de souveraineté alimentaire, qui s’impose comme point d’entrée (entry point) pour aborder les politiques agricoles passées et actuelles, est une approche fondée sur les droits de manière théorique et pratique, qui intègre également la question de l'accès aux ressources, la sécurité alimentaire, la préservation de l'environnement et le renforcement des capacités des personnes marginalisées, en particulier les paysan(ne)s et les paysan(ne)s sans terre.

La souveraineté alimentaire est d’abord la liberté pour un peuple de produire son alimentation (produits, saisons, quantités, variétés utilisées…) dans les meilleures conditions possibles et en tenant compte de ses propres habitudes alimentaires, de la durabilité, de la qualité et de la nécessaire protection de son environnement, de sa biodiversité et de ses ressources naturelles.

Au moment même où des révolutions successives imposent des changements profonds dans les pays arabes, il est nécessaire de profiter de l’occasion pour réorienter voire réformer radicalement les politiques agricoles vers des politiques qui mettent les peuples à l’abri des crises alimentaires mondiales en leur donnant les moyens de décider librement de leur alimentation, de leurs productions agricoles et de la gestion libre et indépendantes de leurs ressources naturelles. Autrement dit, il est nécessaire de briser les mécanismes de dépossession et de marginalisation de millions de paysans en leur rendant les outils de leur travail et la gestion locale, collective et, donc, sociale de leurs ressources. C’est du reste pour tenter d’influencer les politiques agricoles vers une telle orientation que les organisations de la société civile asiatique ont publié en 2004 la «Convention des peuples sur la souveraineté alimentaire», qui consacre aux populations le droit de décider et de mettre en œuvre leurs politiques et leurs stratégies agricoles et alimentaires en vue d'une production et d'une distribution durables de la nourriture. Cette convention formule le droit à une alimentation adéquate, sûre, nutritionnelle et culturellement appropriée et à une production alimentaire durable et écologique; le droit à un accès aux ressources productives comme la terre, l'eau, les semences et la biodiversité pour une utilisation durable (Windfuhr M., & Jonsén J., 2005 : 52).

En fait, le concept de «souveraineté alimentaire» est venu comme une réponse logique à la dérive et aux dangers du productivisme agricole et en quelque sorte du concept de sécurité alimentaire qui en est pratiquement à l’origine et la cause principale. Du reste ce n’est certainement pas un pur hasard que ce concept, devenu très rapidement un mot d’ordre des mouvements paysans, ait été proposé en 1996 par l’ONG paysanne militante, Via Campesina, lors du Sommet alimentaire mondial (World Food Summit), qui s’est réuni à Rome au mois de novembre 1996. Dans cette déclaration Via Campesina définissait la souveraineté alimentaire comme  le droit des nations et des gouvernements de définir librement leurs politiques agricoles et alimentaires.

V – Conclusion

Aujourd’hui on peut faire certains constats pertinents quand à la politique agricole et au déficit de la sécurité alimentaire en Tunisie, en Egypte et au Maroc.

La sécurité alimentaire n’a jamais pu être atteinte et la crise alimentaire de 2008, qui a secoué la Tunisie comme l’Egypte et le Maroc, est venue le confirmer avec éclat et surtout avec des bilans dramatiques qui auraient pu être beaucoup plus graves encore. Cette crise a aussi démontré que l’idée illusoire ou le faux concept de sécurité alimentaire est largement dépassé puisqu’il s’est révélé comme un élément du problème et non pas une solution possible. Se baser sur la capacité d’acquérir des produits alimentaires sur le marché mondial comme axe central d’une politique de sécurité alimentaire est une manière indirecte pour pérenniser la dépendance des pays et des peuples vis-à-vis des grands producteurs agricoles et des grandes institutions financières.

Les politiques agricoles suivies ont exacerbé les compétitions acharnées sur les ressources agricoles naturelles (eau, terre…) et matérielles (capitaux et crédits, subventions, …) entre un secteur privé, de plus en plus solide et dominateur, grâce au soutien de l’Etat, et les petites paysanneries, considérées comme des obstacles au développement et incitées à quitter le secteur agricole pour aller chercher d’improbables sources de revenus dans les autres secteurs économiques. Cette compétition inégale a ainsi progressivement renforcé les dynamiques de pauvreté qui frappent les millions de petits paysans, marginalisé l’agriculture vivrière traditionnelle et aggravé la consommation minière et le gaspillage des ressources naturelles, dont l’eau et les terres agricoles.

Alors que partout on organise des conférences et des congrès et qu’on assène, à juste titre,  la nécessité de préserver les ressources hydrauliques qui risquent de manquer dans un avenir relativement proche, on continue à encourager la création de grands périmètres irrigués dans les déserts et les steppes pour des produits agricoles exportables, constitués essentiellement de primeurs (fruits et légumes hors saisons) et de fleurs ou plantes d’ornements. Ainsi on favorise l’exportation de grands volumes d’eaux sous formes de produits agricoles généralement non alimentaires. C’est ce qu’on appelle savamment l’eau «virtuelle». Mais cette politique agricole imposée n’en est certainement pas à une contradiction près.

Aujourd’hui, dans ce nouveau contexte créé par la révolution, on est en droit de s'interroger sur les chances d'atteindre une souveraineté alimentaire. Evidemment, on peut espérer que les nouveaux responsables et décideurs politiques soient plus sensibles à un certain niveau d'autonomie par rapport à l’extérieur et surtout à un certain niveau de justice sociale et économique qui touche les personnes comme les secteurs économiques et les régions. Toutefois, il est aussi permis de ne pas confondre réformes politiques et réformes économiques et sociales. En effet, si l’on peut raisonnablement penser que les dictatures ont peu de chances de revenir en Tunisie, ou dans les autres pays arabes touchés par la révolution, rien ne permet de penser aujourd’hui que les nouvelles politiques économiques seraient fondamentalement différentes: libéralisme, privatisations, aides à l’investissement, intégration aux marchés mondiaux, marginalisation de l’agriculture vivrière et de la paysannerie, surconsommation des ressources et compétitions inégales sur les ressources resteront malheureusement les mots clés des politiques économiques post-dictatures.

Les résultats des premières élections libres organisées en Tunisie, en Egypte et au Maroc (où le roi accélère le rythme des réformes politiques pour empêcher toute révolution qui aboutirait à la fin du système politique royal) ont placé au pouvoir des partis politiques de tendances islamistes (conservatisme social), dont les programmes politiques s'inscrivent clairement dans le libéralisme économique et la libre entreprise. Dans ce contexte, rien ne permet de penser que la compétition sur les ressources agricoles naturelles prendra fin, que l'agriculture vivrière sera protégée et renforcée et que le travail des petites paysanneries sera valorisé et récompensé. Plusieurs mois après le suicide du jeune chômeur Mohamed Bouazizi – fils d’une famille pauvre et d'une région rurale, à dominante agricole –, rien ne permet de penser que la politique agricole des trois pays sera définie davantage autour du concept de la souveraineté alimentaire que de la sécurité alimentaire, dont on a connu les limites et les risques avec la crise alimentaire de 2008.

* Géographe, Université Paris 8 – St-Denis (France), Social Research Center (Sc) at American University in Cairo, Egypt

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Bibliographie:

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Jouve Anne-Marie.1999. «Evolution des structures de production et modernisation du secteur agricole au Maghreb» - Cahiers Options Méditerranéennes. Institut agronomique méditerranéen de Montpellier (France). Emprunté à Source : Hassaïnya (J.), 1991.- «Irrigation et développement agricole. L’expérience tunisienne». Options Méditerranéennes, Série B, n°3. Ciheam-Ina,Tunis).

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Oxfam International (2009) «Harnessing agriculture for development», Research Report.

 

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