Ben Ali le pourri doit se frotter les mains et se dire que sa revanche a été prise. Non pas par ses fidèles, mais par ses ennemis les plus intimes.

Par Béchir Turki*


 

Par un mélange d’incompétence, d’inexpérience et d’hypocrisie, les gouvernants   actuels ont rendu un service inespéré à Ben Ali en lui permettant d’oublier ses malheurs et de jubiler peut-être face aux malheurs qui ne cessent de s’abattre sur le pays depuis sa fuite éhontée vers l’Arabie Saoudite.

Le «bon vieux temps» de la dictature

La révolution du 14 janvier a donc tourné au cauchemar et de plus en plus de Tunisiens regrettent le «bon vieux temps» de la dictature où la sécurité dans les villes et les villages et sur les routes ainsi que l’intégrité des personnes et des biens étaient pleinement assurées. Au prix de la liberté certes, mais au moins ne vivions-nous pas dans la hantise d’être agressés ou malmenés par des hordes de barbus dont les idées  et les accoutrements sont aussi loin de notre patrimoine culturel et religieux que l’est la Terre de la planète Mars, n’en déplaise au chef du gouvernement qui leur cherche toujours les excuses les plus futiles.

Le mode vestimentaire salafiste complètement étranger aux moeurs tunisiennes.

Les Tunisiens qui commencent à regretter la dictature ne sont pas des traitres. Ce sont des gens qui se sont tout simplement posé la question: qu’a apporté la révolution au pays? Les réponses à cette question ont de quoi rendre pessimiste le plus optimiste des hommes.

Au lieu de la liberté tant désirée, nous pataugeons dans l’anarchie qui est en voie de généralisation.

Au lieu de la démocratie tant souhaitée, nous assistons impuissants à la naissance d’un système politique qui, si on se laissait faire, serait pire que la dictature «novembriste» (allusion au 7 novembre 1987, date de l’accession au pouvoir de Ben Ali, Ndlr).

Au lieu de la prospérité tant attendue, nous avons une économie toujours en panne, un nombre de chômeurs qui a doublé en un an, une classe pauvre qui est devenue misérable et une classe moyenne qui est devenue pauvre.

Au lieu de la justice indépendante tant rêvée, nous assistons comme par le passé aux décisions les plus troublantes où l’on décèle l’empreinte de l’autorité politique, comme dans les cas de l’emprisonnement d’un directeur de journal pour avoir publié une photo d’une femme vaguement dénudée, et la relaxation du salafiste profanateur du drapeau national, qui a la sympathie du pouvoir en place.

Pourquoi en sommes-nous là? Pourquoi la révolution a-t-elle déraillé au point qu’elle est en train de produire le contraire de ce que les Tunisiens attendent d’elle? Les résultats des élections du 23 octobre ont été désastreuses dans le sens où elles ont abouti à la victoire d’un parti politique sans objectifs clairs, sans cadres compétents, sans expérience et sans connaissance de la réalité du pays dans la mesure où ses dirigeants étaient soit emprisonnés soit exilés à l’étranger. Et c’est d’autant plus grave que leur accession au pouvoir a coïncidé avec un effondrement économique et social tel que même les gouvernants les plus expérimentés et les plus compétents trouveraient des difficultés pour redresser la situation.

Les salafistes veulent imposer leur loi à l'université.

Le chef d’orchestre invisible du gouvernement

A l’incompétence et à l’inexpérience s’ajoute la volonté tenace du chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, de s’accaparer à lui seul la totalité du pouvoir. On assiste depuis le 23 octobre dernier à une sorte d’escroquerie politique ou un homme qui, en apparence, n’a aucun pouvoir, aucune fonction officielle au sein de l’Etat, aucune autorité légale de prendre la moindre décision, est en réalité la source de tout le pouvoir, le chef d’orchestre invisible du gouvernement, l’homme qui tire les ficelles dans les coulisses.

On dit que la loi relative à l’organisation provisoire des pouvoirs donne de larges compétences au chef du gouvernement au détriment du président de la république. Certes. Mais on est en droit de se demander de quels réels pouvoirs dispose Hamadi Jebali? Est-il en mesure d’exercer les larges pouvoirs que lui confère la loi ou ces pouvoirs sont-ils rendus largement théoriques par l’ascendant qu’exerce sur lui le chef d’Ennahdha? En d’autres termes, le pouvoir réel est-il à la Kasbah, siège du Palais du gouvernement, ou au bureau de Ghannouchi dans le bel immeuble du quartier d’affaire de Montplaisir ?

Sit-in de chômeurs devant le siège de la Cpg à Tunis.

Marzouki, Ben Jaâfar et la fiction démocratique

Ne parlons pas de Marzouki et de Ben Jaâfar. Ces deux là, pour avoir les postes qu’ils occupent aujourd’hui, n’ont pas hésité à faire de leurs partis (le Congrès et Ettakattol) des partis décors semblables aux partis sans poids ni importance dont se servait Ben Ali dans sa vaine tentative de faire avaler au peuple la fiction démocratique. Il est devenu évident que le Congrès et Ettakatol sont deux partis sans influence ni importance face au parti dominant, Ennahdha, qui est en train d’adopter les pratiques du défunt Rcd qu’il s’agisse de l’utilisation des milices contre les adversaires politiques ou de l’investissement de l’administration à travers les nominations de gouverneurs, de délégués ou de Pdg et où l’allégeance prend systématiquement le dessus sur la compétence.

La compétence est une denrée rare par les temps qui courent et l’anarchie qui prend des proportions inquiétantes ne se manifeste pas uniquement dans le blocage des routes, les grèves sauvages ou les sit-ins devant les administrations ou le siège de la télévision. Il arrive même que des personnages très influents participent à l’amplification de cette anarchie.

Quand Rached Ghannouchi, qui n’a aucune fonction officielle au sein de l’Etat, prend la liberté d’accueillir ses invités dans le salon d’honneur de l’aéroport de Tunis-Carthage et franchit en toute liberté les postes de contrôle de la police des frontières, cela s’appelle de l’anarchie. Ghannouchi est le chef du parti Ennahdha et, en tant que tel, il est un simple citoyen avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que Monsieur tout le monde. S’il s’était permis d’outrepasser ses droits de citoyen à l’aéroport au vu et au su de tous, que ne ferait-il pas dans les coulisses en l’absence  de caméras et de témoins?

Sit-inneurs devant la télévision en service commandé par…Ennahdha.

Marzouki tire le diable par la queue

Mais l’anarchie peut tout aussi bien être le fait de personnages officiels et même du chef de l’Etat quand il prend des décisions qui tournent à l’humiliation pour tout un peuple. On se demande de quel droit Marzouki prend la liberté d’exempter les citoyens de l’Arabie Saoudite de l’obligation de visa pour leurs voyages en Tunisie, alors que les citoyens de la Tunisie demeurent astreints à s’en procurer une s’ils voulaient se rendre à Riyad ou Djeddah?

La raison invoquée par Marzouki est aussi ridicule que le nombre de Saoudiens qu’une telle décision pourrait encourager à visiter notre pays. Et puis avons-nous vraiment besoin de touristes saoudiens? La décision humiliante de Marzouki pourrait peut-être encourager quelques centaines de Saoudiens ordinaires à visiter notre pays, mais elle n’a absolument aucune influence sur le comportement des hommes d’affaires. Un investisseur décidé de faire des affaires en Tunisie ne changera pas d’avis parce qu’il y a une formalité consulaire à remplir. De même, un investisseur non intéressé par la Tunisie ne changera pas d’avis même si, en plus de l’exemption de la formalité de visa, on lui paye le billet et l’hôtel.

Marzouki a-t-il réellement besoin de faire subir une humiliation à son peuple pour le plaisir de voir débarquer chez nous quelques centaines de Saoudiens? Que pèsent-ils en termes économiques face aux millions de touristes occidentaux? Et puis, à l’heure ou des voix s’élèvent en Tunisie pour s’attaquer au Code de statut personnel, pour défendre la polygamie ou encore le mariage traditionnel («orfi»), la décision de Marzouki ne consiste-t-elle pas à tirer le diable par la queue?

N’encouragera-t-elle pas l’émergence chez nous des «mariages provisoires» («zawaj al-misyar») et autres «mariages de plaisir» («zawaj al-moutâa»).

On le voit, l’anarchie prend plusieurs formes dans ce pays et la responsabilité ne peut pas être assumée seulement par de pauvres bougres ou par des citoyens en colère poussés à bout par l’aggravation de leurs conditions  économiques et sociales. Elle peut être aussi le fait de hauts personnages ou de personnes très influentes dans la gestion des affaires de l’Etat, même si elles ne remplissent aucune fonction officielle. Cette remarque est de la plus haute importance et gagnerait à être intériorisée par les électeurs qui, souhaitons-le, sanctionneront les fauteurs d’anarchie lors des prochaines élections.

* Ingénieur en détection électromagnétique (radar), breveté de l’Ecole d’Etat Major de Paris. Auteur de ‘‘Ben Ali le ripou’’ et ‘‘Eclairage sur les recoins sombres de l’ère bourguibienne’’.

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